Syrie
Fiche publiée en 2014
Contexte
Le mouvement de protestation qui agite la Syrie depuis le mois de mars 2011 a débuté à Deraa après que quinze enfants ont été arrêtés puis torturés pour avoir écrit sur le mur de leur école des slogans révolutionnaires déjà scandés en Tunisie et en Égypte. La révolte et la répression brutale qui lui a été immédiatement opposée par le régime du président Bachar al-Assad ont progressivement gagné tout le pays. Les forces de sécurité, assistés des milices shabihas, ont d’abord eu recours aux snipers puis aux blindés, aux raids aériens, aux armes à sous-munitions, aux tirs de missiles et enfin à l’arme chimique, à l’encontre des opposants. Cette extrême violence a conduit des groupes de protestataires à prendre les armes, aidés en cela par des déserteurs des forces de l’ordre et par des combattants djihadistes étrangers. Le pays a ainsi peu à peu sombré dans une guerre civile qui, au moment de la rédaction de ce rapport, a déjà fait plus de 140 000 morts, des dizaines de milliers de victimes de torture, d’exécutions extrajudiciaires et de disparitions forcées*, ainsi que plusieurs millions de déplacés internes et de réfugiés. L’opposition politique et l’opposition armée composée de milliers de factions sont peu structurées et trop divisées pour faire front commun face aux forces de sécurité qui disposent d’une puissance de frappe considérable. Il a fallu attendre le recours à l’arme chimique par le pouvoir pour que les membres du Conseil de sécurité des Nations unies s’accordent sur la nécessité d’aller au-delà des sanctions économiques et des vaines dénonciations. Mais la résolution adoptée le 27 septembre, qui impose aux autorités syriennes de détruire la totalité de leur arsenal chimique dans un délai d’un an, montre les limites de l’action de la communauté internationale devant le drame humanitaire qui se joue devant elle depuis bientôt trois ans.
Pratiques de la torture
Le phénomène tortionnaire n’est pas nouveau en Syrie. Les organisations internationales dénonçaient déjà sévèrement la pratique massive de la torture avant 2011 et les récits recueillis par l’ACAT de Syriens ayant fui le pays ces trois dernières années confirment qu’un grand nombre des victimes de la répression actuelle avaient déjà été harcelées ou torturées par des agents de l’État avant le conflit. Toutefois, dès les premières semaines qui ont suivi le début du soulèvement populaire, les actes de torture perpétrés par les forces de sécurité sont devenus généralisés et systématiques, étant dès lors qualifiables de crimes contre l’humanité.
Victimes
Depuis la naissance des protestations, le spectre des victimes de torture s’est élargi pour inclure toutes les personnes hostiles au régime de Bachar al-Assad, qu’ils soient des manifestants pacifiques, des intellectuels ou des leaders de mouvements d’opposition, ou qu’ils fassent partie de la rébellion armée. N.L., commerçant syrien, a été arrêté en juin 2011 par des agents du service de renseignements qui le soupçonnaient d’aider des trafiquants d’arme au cours de ses déplacements professionnels au Liban. Conduit dans un lieu inconnu, il y a été interrogé et torturé pendant quarante-huit jours. Il a été détenu dans une cellule d’un mètre carré dans laquelle il ne pouvait pas s’allonger. Il a été soumis au supplice du dullab (immobilisation de la victime, pliée en deux le visage contre les genoux, dans un pneu avant de la frapper), à des coups de bâtons, ainsi qu’à des insultes et des menaces. Le jour de sa libération contre rançon, il a subi un simulacre d’exécution. Les soldats et agents des forces de sécurité qui désertent pour fuir le pays ou rejoindre l’opposition armée sont aussi victimes de graves sévices lorsqu’ils sont interpellés.
Les journalistes, blogueurs, vidéastes amateurs, avocats et défenseurs des droits de l’homme qui couvrent les manifestations ou dénoncent les violations des droits de l’homme perpétrées par le régime figurent parmi les cibles privilégiées de la répression. Les forces de sécurité vont jusqu’à arrêter et torturer ceux qui portent assistance aux opposants politiques et à la rébellion armée. Ainsi, plusieurs professionnels de santé ayant secouru des victimes des forces de l’ordre, ainsi que des commerçants accusés de fournir de la nourriture, de l’essence et d’autres biens à l’opposition armée ont été interpellés et torturés pendant leur détention. Parfois, à défaut de pouvoir appréhender la personne recherchée, les agents du régime arrêtent et maltraitent ou torturent des membres de sa famille. Si les hommes adultes forment la majorité des victimes, les mineurs, y compris des enfants de moins de dix ans, les femmes et les personnes âgées ne sont pas épargnés. D’après les nombreux témoignages livrés par d’anciens détenus ou des représentants de l’État ayant fait défection, il apparaît que la quasi-totalité des personnes arrêtées par les forces de sécurité sont torturées. Certaines sont ensuite condamnées à l’issue d’un procès inéquitable et expéditif, le plus souvent sans accès à un avocat ni possibilité de recours. D’autres sont maintenues en détention sans procès pendant des semaines, voire des mois. Dans certains cas, en versant des dessous-de-table, leurs familles parviennent à collecter quelques informations sur leur situation, à leur rendre visite après plusieurs jours ou semaines de disparition, voire même à acheter leur libération. Dans d’autres cas, elles restent détenues au secret* et sont ainsi victimes de disparition forcée. Régulièrement, des détenus sont exécutés ou décèdent sous la torture, surtout dans les centres de détention des services de renseignements. Leurs corps sont parfois rendus aux familles en échange d’une rançon et de leur silence sur les causes de la mort ou bien ils sont déposés dans un hôpital ou jetés dans la rue. Parfois, la famille apprend par un ex-détenu que son parent disparu est mort en détention, mais ne parvient pas à récupérer le corps.
Tortionnaires et lieux de torture
La torture est pratiquée par toutes les forces de sécurité du régime, à des degrés divers. Quatre services en font un usage systématique : la direction des Renseignements généraux (idâra al-mukhabarât al-‘amma, plus souvent désignée sous le nom de direction de la Sûreté générale ou sûreté de l’État) sans tutelle ministérielle, la direction de la Sûreté politique (idârat al-amn al-siyâsi) dépendant du ministère de l’Intérieur, la direction du Renseignement militaire (shu’bat al-mukhabarât al-‘askariyya) et la direction du Renseignement de l’armée de l’air (idâra al-mukhabarât al-jawiyya) – réputée la plus cruelle – placées toutes deux sous l’autorité du ministère de la Défense. De nombreux opposants présumés sont aussi arrêtés et souvent torturés par la police régulière – particulièrement la police anti-émeute – ou encore par l’armée, qui se substitue souvent à la police en procédant à des arrestations et des perquisitions. D’autres subissent un sort similaire aux mains de miliciens prorégime (les shabihas, consacrés Forces de défense nationale par le pouvoir) ou, plus récemment, de combattants du Hezbollah, avant d’être remis à l’un des quatre services de renseignements. En juillet 2012, un homme a été arrêté par des shabihas au volant de sa voiture dans la ville de Homs. Il a été emmené dans un immeuble où se trouvaient déjà près de 15 détenus, y compris un enfant de huit ans. Là-bas, les shabihas l’ont électrocuté et ont essayé de l’aveugler avec un tournevis, lui faisant perdre la vue de l’œil droit.
Les tortures commencent généralement au moment de l’arrestation, qui a lieu le plus souvent dans la rue, à un checkpoint, au domicile de la personne interpellée ou encore au sein de l’hôpital où la victime, civile ou combattante, est soignée après avoir été blessée au cours de la répression d’une manifestation, d’un bombardement militaire ou dans des échanges de tirs avec l’armée. Elles se poursuivent le long du trajet menant jusqu’au centre de détention. Les tortures les plus sévères sont infligées au cours des jours ou des semaines d’interrogatoires qui suivent. Pendant cette période, les victimes sont torturées dans les centres d’interrogatoire des différents services de renseignements qui émaillent le pays ou bien en prison, parfois occupées en partie par ces mêmes services. Comme les arrestations se sont multipliées avec le soulèvement, des personnes sont aussi détenues et torturées dans d’autres locaux tels que des baraquements militaires, des checkpoints, des hôpitaux, des écoles ou des immeubles privés. Elles sont généralement maintenues plusieurs jours menottées, les yeux bandés, souvent dénudées et sont parfois transférées successivement dans plusieurs centres de détention pour y être chaque fois interrogées. Yaser Abdul Samad Hussein Karmi a été arrêté le 31 décembre 2012 par des agents des Renseignements généraux, à Damas. Transféré dans les locaux de la branche 40 (branche antiterroriste), il y a été torturé durant cinq jours. Les agents l’ont battu sur tout le corps avec des câbles et l’ont électrocuté pour le forcer à avouer une tentative d’assassinat contre le président et le ministre des Affaires étrangères. Le cinquième jour, il a été emmené dans la branche al-Khateeb, toujours à Damas, où il a été de nouveau torturé pendant douze jours. Il est resté quatre mois dans ce centre de détention, dans une cellule surpeuplée, mal nourri, sans accès à une douche. Des détenus mouraient chaque jour tandis que d’autres développaient de graves infections en raison des conditions d’hygiène alarmantes. Après quatre mois, il a été déplacé au département des Renseignements généraux où il a été torturé une fois encore. Il a finalement été libéré un mois plus tard, à la faveur d’une amnistie présidentielle.
À la date d’écriture du présent ouvrage, les forces antigouvernementales contrôlaient plus de la moitié du territoire syrien sur lesquels elles exerçaient une autorité quasi-gouvernementale. Ce faisant, leurs combattants peuvent être considérés comme des agents publics ou assimilés dans les zones qu’ils administrent et sont ainsi soumis à l’interdiction de la torture telle qu’elle est définie par le droit international. Ces groupes armés, dont certains sont affiliés à l’Armée syrienne de libération tandis que d’autres opèrent en toute indépendance, recourent de plus en plus fréquemment à la torture à l’encontre des membres des forces de sécurité, des shabihas et de leurs informateurs présumés, de journalistes travaillant pour des médias progouvernementaux ou encore d’individus appartenant à des minorités soupçonnées de soutenir le régime de Bachar al-Assad. Les tortures se déroulent dans les premiers jours suivant l’arrestation, dans des centres de détention improvisés tels que des écoles. En général, les détenus sont ensuite libérés, le plus souvent contre rançon, ou exécutés extrajudiciairement ou après avoir été condamnés à mort à l’issue d’un procès inéquitable. Dans le contexte de guerre civile actuel, ces actes de torture sont constitutifs de crimes de guerre.
Méthodes et objectifs
Les tortures visent toujours à punir leurs victimes et à les dissuader de poursuivre leurs prétendues activités subversives. Elles ont aussi souvent pour objectif d’extorquer des aveux ou des informations sur les activités et les structures des mouvements d’opposition. Au-delà des cas individuels, le recours systématique à la torture sert à terroriser les populations engagées ou susceptibles d’aider les opposants, pacifiques ou armés.
Les techniques de torture les plus utilisées sont les suivantes : coups de poings, de pieds, de bâtons et de crosses d’arme sur tout le corps et notamment sur les organes génitaux, électrocution avec des câbles ou des matraques électrifiées, suspension au plafond par les poignets pendant plusieurs heures à plusieurs jours (shabeh), suspension par les poignets ligotés dans le dos (balanco), brûlures de cigarettes, arrachage d’ongles, falaqa*, dullab, technique dite du « tapis volant » ou basat al-rîh (immobilisation du détenu sur une planche pour étirer ou tordre ses membres) et simulacres d’exécution. Plus récemment, des victimes ont rapporté avoir été soumises à des simulacres de noyade. Pendant les séances de torture, elles sont souvent déshabillées et menottées dans le dos. Les victimes sont aussi toujours insultées et menacées de mort, de viol ou de voir leurs parents torturés. Elles sont parfois humiliées et forcées de déclarer leur allégeance à Bachar al-Assad. De nombreux hommes, femmes et enfants ont fait état d’abus sexuels à leur domicile, à des checkpoints ou en détention. Pendant la durée de leur détention, les détenus sont placés en isolement* cellulaire ou enfermés dans des salles surpeuplées au point de ne pas pouvoir tous s’asseoir en même temps. Peu et mal nourris, souvent privés d’eau potable, ils ne reçoivent généralement aucun soin, même s’ils souffrent de maladies graves ou de blessures par balle. Les conditions d’hygiène sont aussi dramatiques, marquées par l’absence de douche et un accès restreint aux toilettes. Les enfants sont soumis aux mêmes formes de torture et aux mêmes conditions de détention inhumaines que les adultes.
Les forces antigouvernementales se livrent principalement aux coups de poings, de pieds, de bâtons et de câbles électriques sur tout le corps et à la falaqa.
Législation et pratiques judiciaires
Condamnation juridique de la torture
La Syrie a ratifié le Pacte international relatif aux droits civils et politiques ainsi que la Convention contre la torture des Nations unies, mais n’a pas reconnu la compétence du Conseil des droits de l’homme ni du Comité contre la torture (CAT) pour examiner les plaintes individuelles. L’article 53-2 de la nouvelle Constitution adoptée le 27 février 2012 prévoit que « nul ne doit être soumis à la torture ou à des traitements humiliants » et renvoie à la loi pour la fixation de la sanction. L’article 391 du Code pénal donne une définition très restrictive de la torture : « quiconque frappe une personne avec une intensité qui n’est pas autorisée par la loi dans le but d’extorquer des aveux ou des informations concernant une infraction, est passible d’une peine allant de trois mois à trois ans d’emprisonnement ». La peine maximum encourue ne tient pas compte de la gravité possible de l’acte et elle ne punit que les violences perpétrées dans un but précis et limité, contrairement à la définition du texte de l’ONU. De plus, l’article 391 fait référence, a contrario, à des coups dont l’intensité serait autorisée par la loi, légalisant ainsi une forme de mauvais traitements.
Poursuite des auteurs de torture
L’impunité est totale en matière de tortures, de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité. Le décret n° 61 de 1950 garantit aux services de renseignements militaires et à l’armée de l’air une immunité de poursuite pour les crimes commis dans l’exercice de leurs fonctions, sauf si ces poursuites sont autorisées par la direction de l’armée. En 1969 et 2008, deux décrets ont étendu cette immunité aux agents de la Sûreté générale, de la Sûreté politique, de la police et des douanes. De plus, les institutions judiciaires n’ont ni les moyens ni surtout la volonté de rendre justice aux victimes. Il est par conséquent inutile voire même risqué de porter plainte contre des agents des forces de sécurité auprès des autorités judiciaires totalement acquises au pouvoir. De la même façon, les tortionnaires n’encourent aucune sanction disciplinaire.
Les exactions perpétrées par les groupes armés antigouvernementaux semblent bénéficier de la même impunité, malgré la signature par plusieurs d’entre eux du Code de conduite des Comités locaux de coordination qui les engage à respecter les standards internationaux en matière de traitement des prisonniers sous peine de poursuites. Les institutions judiciaires nationales étant totalement dissoutes dans les parties du territoire passées sous contrôle de l’opposition, de nouveaux mécanismes judiciaires leur ont été substitués. Leurs prérogatives, leurs modes de fonctionnement et le droit appliqué varient selon les zones concernées. Menant des procès expéditifs peu respectueux des droits de la défense, surtout lorsqu’ils ont à juger des combattants progouvernementaux, les tribunaux ainsi institués par les groupes armés sont étroitement liés à ces derniers et donc peu enclins à juger des actes de torture qui pourraient avoir été commis par un de leurs membres.
Dans le contexte actuel, seule la justice internationale pourrait avoir l’autorité et la légitimité nécessaires pour juger les crimes perpétrés en Syrie. Le pays n’ayant pas ratifié le statut de Rome instituant la Cour pénale internationale* (CPI), cette dernière pourrait seulement examiner la situation syrienne en cas de saisine par le Conseil de sécurité des Nations unies. Mais au moment de la rédaction de ce rapport, la Russie et la Chine, membres permanents du conseil, continuaient d’y opposer leur véto.