Paraguay
Fiche publiée en 2014
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Contexte
En avril 2008, l’Alliance patriote pour le changement (APC), rassemblant des formations de gauche et le Parti libéral radical authentique (PLRA) de centre droit, a repris le pouvoir au parti ultraconservateur Colorado qui régnait depuis 1947. Fernando Lugo, l’ex-« évêque des pauvres » élu président, prévoyait des mesures sociales et une réforme agraire : au Paraguay, 85 % des terres sont aux mains de 2,5 % de grands exploitants alors que de très petits propriétaires et 350 000 familles de sans-terres, souvent indigènes, peinent à survivre. Néanmoins, pris entre des querelles internes à sa coalition – les libéraux étant plus acquis aux grands entrepreneurs – et l’opposition systématique du Parlement, très majoritairement à droite, le chef de l’État s’est retrouvé isolé et sans moyens d’action. Le 22 juin 2012, à la faveur de la confusion causée par la mort de 17 personnes au cours d’une intervention policière survenue sept jours plus tôt dans un campement paysan à Curuguaty, les parlementaires ont voté la destitution du président. Bien que la Constitution prévoie cette éventualité, l’accusation bâclée (« négligence des fonctions ») et la procédure expéditive (douze heures) abondent dans le sens du coup d’État institutionnel. Le vice-président du PRLA, Federico Franco, a assuré la présidence par intérim jusqu’à l’investiture en août 2013 d’Horacio Cartes, du parti Colorado, élu en avril. Des rapports d’ONG nationales et internationales de 2013 font état de nombreuses attaques au cours des derniers mois à l’encontre de défenseurs des droits de l’homme, de leaders paysans, de fonctionnaires du gouvernement antérieur et de journalistes communautaires. Ils évoquent également la persistance des méthodes violentes des forces de l’ordre, de la traite de personnes, notamment d’enfants, de l’exploitation de travailleurs indigènes, de la discrimination des minorités et de l’impunité des bandes criminelles.
Pratiques de la torture
L’adaptation aux normes internationales de la définition de la torture dans le Code pénal en 2012 s’est traduite par une augmentation du nombre d’affaires enregistrées par l’Unité du Ministère public spécialisée dans les droits de l’homme cette année-là (57 contre 28 en 2011). Mais le nombre des plaintes reste très inférieur à celui des victimes. Le recours à la torture par la police et le personnel pénitentiaire demeure très courant.
Victimes
Torture et mauvais traitements concernent au premier chef les populations marginalisées (jeunes de quartiers pauvres, minorités sexuelles, indigènes), victimes de stigmatisation et de criminalisation.
Dans le cadre de protestations pour une meilleure répartition des terres, les paysans font face à l’usage disproportionné de la force par les autorités. C’est ce qui s’est produit lors des événements qui ont précipité la chute du président Lugo. Arguant qu’il était inexploité et avait été acquis de manière frauduleuse par l’entreprise Campos Morombi, 90 paysans occupaient pacifiquement un terrain à Curuguaty. Le 15 juin 2012, sur décision de justice, 300 policiers ont procédé à l’expulsion violente du campement. Selon plusieurs témoignages, les autorités ont sciemment omis de secourir les paysans blessés. Selon la Coordination des droits de l’homme du Paraguay (CODEHUPY), au moins 7 paysans ont été victimes d’exécutions extrajudiciaires, 9 de tortures (menaces de mort, coups et compression des testicules) et 3 de détention arbitraire.
D’une manière générale, les manifestants s’exposent à la répression des forces de l’ordre. En juin 2012, des citoyens, notamment des défenseurs des droits de l’homme, rassemblés pour protester contre la destitution du président ont été dispersés à l’aide de lances à eau, de gaz lacrymogènes et de munitions en caoutchouc.
Jeunes et mineurs des quartiers défavorisés, assimilés à des délinquants, font les frais d’insultes et se voient roués de coups en pleine rue quand la police effectue ses contrôles de véhicules et d’identité. En septembre 2010, Fernando, 13 ans, de la banlieue marginalisée de Bañado Sur à Asunción, était ainsi passé à tabac puis torturé dans un cachot de la police.
La communauté LGBTI est la cible d’attaques fréquentes en toute impunité de la part de la population et des forces de l’ordre et régulièrement victime d’arrestations et de détentions arbitraires. Le 21 janvier 2012, la lesbienne M. A. a été emmenée à bord d’un fourgon de police dans un parc où deux officiers l’ont violée pour lui « montrer ce qu’est un homme » tandis qu’une collègue les filmait. Après avoir porté plainte, M. A. a reçu des menaces téléphoniques de ses agresseurs. En prison, les LGBTI subissent des atteintes spécifiques : à la prison de Tacumbú d’Asunción, des travestis ont dû mimer des scènes sexuelles pour amuser détenus et surveillants. Les visites intimes entre personnes du même sexe sont par ailleurs interdites.
D’une manière générale, tortures et mauvais traitements sont légion dans les lieux privatifs de liberté. Les 16 prisons du pays, d’une capacité de 7 216 places, accueillaient 9 138 détenus en juillet 2013. La surpopulation entraîne le mélange de certains mineurs avec des adultes, de personnes présentant des désordres psychosociaux avec des détenus réguliers et de prévenus, très majoritaires (71,9 %), avec des condamnés. Beaucoup sont en détention provisoire au-delà du délai maximum légal de deux ans. Par ailleurs les locaux de la police, inadaptés, hébergent durablement de nombreux détenus – plus de 1 300. La corruption et la violence régissent tout le système si bien que l’écrasante majorité des détenus, très pauvre, vit dans des conditions déplorables et voit ses droits bafoués. Tout se monnaye : matelas, nourriture, médicaments et accès à un médecin, visites des proches et de l’avocat, droit de travailler. Les plus démunis sont entassés dans les couloirs des prisons et sont ainsi appelés les pasilleros. Des détenus témoignent avoir été battus ou mis à l’isolement* quand ils ont demandé à consulter un médecin.
Les ressortissants étrangers peuvent être extradés sans évaluation du risque de renvoi dangereux par les autorités. Bien que les États-Unis soient accusés de recourir à la torture et aux mauvais traitements dans leur lutte contre le terrorisme, en janvier 2011, le Paraguay a accepté d’extrader le Libanais Moussa Ali Hamdam, soupçonné de liens avec le Hezbollah par Washington. D’autres résidents d'origine moyen-orientale à la « triple frontière » entre le Paraguay, le Brésil et l’Argentine risquent le même sort.
Tortionnaires et lieux de torture
Les policiers (antiémeutes, judiciaires, du Groupe spécial d’opérations – GEO) sont les premiers auteurs de torture. Ils sévissent surtout au cours de l’arrestation, souvent arbitraire, du transport et des premières heures de la détention. Faute de système effectif de surveillance interne et de contrôle judiciaire sur la légalité de leur comportement, ils commettent et dissimulent facilement ces abus.
Ils ne respectent pas toujours les délais légaux qui prévoient que l’arrestation doit être signalée au Ministère public et au juge des garanties dans les six premières heures de la garde à vue. Les prévenus sont alors présentés aux juges pénaux au-delà des vingt-quatre heures de détention. Sans formation aux techniques scientifiques, les policiers s’en tiennent à la torture comme méthode d’enquête. Et, bien que l’article 90 du Code de procédure pénale interdise les dépositions prises par la police, les aveux qu’ils obtiennent servent encore à justifier la détention provisoire et la condamnation. Il leur est d’autant plus facile de masquer les tortures qu’ils décident eux-mêmes d’accéder ou non à la demande de soins médicaux par des détenus. Mal payés et contraints de s’équiper eux-mêmes (armes, uniformes, essence pour patrouiller), ils n’hésitent pas à procéder à des extorsions, souvent par la violence. Le 31 janvier 2012, près de Ciudad del Este, deux policiers ont séquestré, frappé et tenté d’asphyxier Encina Casco et son épouse Reina Troche pour soutirer leur argent et leur véhicule.
La violence est aussi le fait des agents pénitentiaires, en sous-effectif et sans formation. La loi pénitentiaire définit des sanctions disciplinaires sans préciser les infractions auxquelles elles s’appliquent, ce qui facilite les abus. L'isolement, notamment, est utilisé de manière arbitraire, récurrente et pour des durées qui vont bien au-delà des trente jours prévus par la loi. Plusieurs détenus ont dû payer pour quitter le quartier d’isolement. Les détenus n’ont pas un accès systématique à l’examen médical d’entrée en prison et peinent à obtenir des visites médicales par la suite.
La torture, enfin, demeure fréquente dans l’armée où elle fait partie intégrante de la discipline et de la formation des jeunes recrues. En septembre 2012, le sergent Hugo Barrios a mis Adrián Acosta Sanabria, 20 ans, à l’isolement, l’accusant d’avoir revendu des tenues de hauts-gradés. Pendant quinze jours, il lui a infligé des coups sur tout le corps. En 2009 et 2010, des militaires envoyés dans des départements de l’est en renfort de la police ont commis de nombreuses violations des droits de l’homme, dont des tortures.
Méthodes et objectifs
Pour les policiers, la torture sert d’abord à obtenir des informations et des aveux. Pour les gardiens de prison, elle a pour objectif premier le maintien de l’ordre, mais se pratique aussi sans raison apparente, notamment pendant le sommeil des détenus. Dans les deux cas, elle est aussi utilisée à des fins d’extorsion. Les tortures commencent généralement par des insultes, des menaces de mort et des mises à nu. Les coups sont également très fréquents, sur tout le corps ou des parties ciblées (falaqa*), avec les pieds et les poings ou à l’aide d’instruments comme la matraque et le fouet en cuir teju ruguái (terme guarani). Les victimes évoquent aussi des placements en isolement, compressions des testicules, piétinements, électrocutions, simulacres de noyade avec un tissu humide dans la gorge et la technique du « sous-marin sec » (asphyxie avec un sac plastique sur la tête). Les sévices sexuels sont également employés, surtout vis-à-vis des femmes mais aussi envers des hommes.
Législation et pratiques judiciaires
Condamnation juridique de la torture
L’article 5 de la Constitution énonce explicitement l’interdiction et l’imprescriptibilité de la torture. D’autres articles (12, 17, 19, 20 et 21) visent à prévenir le phénomène au cours de l’arrestation et de la détention. Les articles 133 et 134, enfin, permettent de mettre en cause la restriction de la liberté et la procédure judiciaire, notamment en cas de violations ou risques d’atteintes aux droits de l’homme allégués, à travers les mesures d’habeas corpus* et d’amparo (recours sur la constitutionnalité des actes juridiques). Dans l’ordre juridique interne, les textes internationaux ratifiés suivent la Constitution. Le Paraguay est partie à la Convention des Nations unies contre la torture depuis 1990 et a levé la réserve sur les articles 21 et 22 qui consacrent la compétence du Comité contre la torture* (CAT) en 2002. Le pays a ratifié le Protocole facultatif se rapportant à la Convention en 2005 et adopté les lois de création et fonctionnement du Mécanisme national de prévention * (MNP) en 2011. Le Paraguay est également partie à la Convention interaméricaine pour la prévention et la répression de la torture. Depuis une loi de mai 2012, les articles 236 et 309 du Code pénal civil donnent des définitions de la torture et de la disparition forcée conformes aux standards internationaux. Ces modifications prévoient une peine minimum de cinq ans de prison pour les auteurs de torture. L’article 298 du Code de procédure pénale prohibe la torture « au moment de l’arrestation ainsi que pendant la détention ». D’autres articles visent à empêcher la condamnation sur la base d’aveux : l’article 90 interdit à la police de recueillir la déposition des prévenus à des fins d’inculpation et l’article 286 consacre l’obligation des agents publics, des médecins et des juges de dénoncer les sévices dont ils ont connaissance. Le Code pénal militaire n’incrimine toujours pas la torture.
Poursuites des auteurs de torture
Jusqu’à la modification du Code pénal en 2012, l’article 309 formulait une définition très imprécise et restrictive de la torture si bien qu’une plainte pour cette infraction aboutissait presque automatiquement à l’impunité des auteurs. Aussi, avocats et défenseurs ont-ils privilégié les plaintes pour « lésions corporelles infligées dans l’exercice de fonctions officielles » même si cela signifiait des sanctions moindres, la possibilité de prescription des faits et l’absence de visibilité du phénomène tortionnaire.
Très peu de victimes osent encore intenter un procès pénal aux auteurs de torture et mauvais traitements. Elles ignorent leurs droits, sont résignées devant la lenteur et l’inefficacité des recours ou craignent des représailles. En novembre 2012, afin de pallier les risques de rétorsion, des programmes pilotes ont été lancés dans deux prisons qui permettent aux victimes et à leurs familles d’appeler des lignes d’assistance téléphonique et de porter plainte de façon anonyme. Dix plaintes ont ainsi été déposées fin 2012.
Les requêtes en habeas corpus ne permettent pas plus de dénoncer des tortures. L’audience devant le juge, a priori urgente pour ce type de mesures, peut tarder jusqu’à trente jours, ce qui facilite la manipulation des preuves et menace les victimes.
Le MNP, opérationnel depuis décembre 2012, pourrait permettre de dépasser certaines de ces difficultés et de consigner plus de plaintes. Composé de la Commission nationale contre la torture (créée en 2011), il semble indépendant dans ses opérations et finances. Il est encore trop tôt pour évaluer son impact réel sur la prévention et la sanction des tortures.
Les auteurs de torture font parfois l’objet de sanctions disciplinaires (mises à pied), mais rarement de poursuites pénales et de condamnations. Sur 230 plaintes enregistrées par le Ministère public entre 2000 et 2008, une seule a abouti à une condamnation, la majorité a été classée ou rejetée. Au cours des années suivantes, le Ministère public n’a donné aucune information sur d’éventuelles enquêtes ou condamnations.
Le Département des droits de l’homme de la Police nationale, créé en 2009, et la Direction des droits de l’homme du ministère de l’Intérieur, créée en 2011, n’ont pas amélioré significativement le contrôle et la sanction des abus commis par les policiers et les surveillants de prison, qui tiennent mal la plupart des registres de garde à vue, de détention et de plaintes.
Rares sont les postes de police et les établissements pénitentiaires avec des médecins à demeure. L’examen médical à l’entrée en détention et sa confidentialité, y compris lors de transferts à l’hôpital, sont mal respectés. Les victimes peinent à obtenir des rapports médicaux impartiaux pour apporter la preuve des tortures.
Dans au moins 70 % des cas, les détenus, très pauvres, ne peuvent compter que sur la défense publique gratuite. Or, les avocats commis d’office, sous-payés et en nombre insuffisant face à la quantité de dossiers, bâclent les affaires et réclament de l’argent à leurs clients dans les départements de l’est du pays.
La faiblesse de la défense publique contraste avec les importants moyens à disposition du Ministère public. Dans un système pénal accusatoire comme au Paraguay, cela permet aux services de procureurs de privilégier les poursuites pénales au détriment des garanties légales. Des complicités avec la police concernant tortures et mauvais traitements sont avérées en plusieurs endroits du pays. L’Unité des droits de l’homme du Ministère public, créée en 2011 et chargée d’enregistrer les plaintes pour torture, ne dispose d’aucun protocole d’enquête et n’applique pas le Protocole d’Istanbul*.
Enfin, les juges des garanties ne s’intéressent pas aux signes manifestes de torture et omettent, sciemment ou par méconnaissance de l’article 286 du Code de procédure pénale, de porter plainte.
Le cas de Curuguaty illustre ces impasses. Les 14 paysans en détention provisoire n’ont pas pu recevoir de visites des proches et des avocats au commissariat, seulement après avoir été transférés en prison. En dépit de leur plainte pour torture, seule perdure la procédure d’accusation (tentative d’homicide, association criminelle, violation de propriété) à leur encontre.
Dans son rapport Anive hagua oiko (en guaraní : « Pour que cela ne se reproduise pas ») de 2008, la Commission vérité* et justice a dressé le bilan des victimes de la dictature de Stroessner (1954-1989) jusqu’à la transition démocratique de 2003, concluant aux tortures de 18 772 personnes. Certains haut-commanditaires – à l’exception notable d’Alfredo Stroessner, en fuite au Brésil – et auteurs de violations des droits de l’homme ont pu être condamnés à la peine maximale de vingt-cinq ans de prison pour leur rôle sous la dictature. Néanmoins, de nombreuses victimes demeurent encore en attente de justice. Certaines, issues de la communauté indigène Aché, ont ainsi décidé de s’adresser à un tribunal argentin le 8 août 2013 au titre de la compétence universelle*.