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Génocide au Guatemala : un an après, retour sur un procès historique

En mai 2013, l’ex-dictateur Rios Montt, responsable du plus grand nombre de crimes du conflit armé interne, a été condamné pour génocide et crimes de guerre. Peu après, il a été relaxé. En mai 2014, l’ACAT devait accueillir la juge Barrios qui a prononcé la condamnation. Trop attaquée, celle-ci a préféré renoncer à sa visite pour se défendre.
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En mai 2013, l’ex-dictateur Rios Montt, responsable du plus grand nombre de crimes du conflit armé interne, a été condamné pour génocide et crimes de guerre. Peu après, il a été relaxé. En mai 2014, l’ACAT devait accueillir la juge Barrios qui a prononcé la condamnation. Trop attaquée, celle-ci a préféré renoncer à sa visite pour se défendre. Edgar Pérez, avocat des victimes depuis 1997 et directeur du Cabinet des droits de l’homme[1], revient sur le procès et les suites complexes depuis l’annulation du jugement.

Chronologie

  • 1960-1996 : conflit armé interne opposant des guérillas au gouvernement contre-insurrectionnel.
  • 1981 : création des Patrouilles d'autodéfense civile (PAC) par le président Lucas García (juillet 1978-mars 1982). Environ 900 000 civils sont recrutés, souvent de force, au sein des communautés paysannes mayas pour assister l’armée dans la lutte antisubversive et massacrer leur propre peuple.
  • 23 mars 1982 : coup d’État du général Ríos Montt qui devient chef d’État de facto. Une série de plans militaires (Victoria 82, Sofía, Ixil et Firmeza 83) sont prévus pour exterminer la subversion. Politique de la « terre brûlée » pour priver les insurgés de leur territoire.
  • 8 août 1983 : Ríos Montt est destitué à la suite d’un coup d’État de son ministre de la Défense, le général Mejía Víctores.
  • 1986 : Mejía Víctores décrète l’amnistie du 23 mars 1982 au 14 janvier 1986.
  • Décembre 1996 : accord final de paix qui prévoit une amnistie partielle, à l’exclusion des crimes de génocide, de torture et de disparition forcée et autres crimes contre l´humanité.
  • Décembre 1997 : annulation de toutes les lois d’amnistie antérieures à 1996.
  • Février 1999 : rapport de la Commission d’éclaircissement historique (CEH) des Nations unies : « actes de génocide », 93 % des victimes du conflit sont mayas, environ 2 millions de déplacés, 200 000 morts, 45 000 disparus, plus de 600 massacres, 440 villages rasés.
  • 6 juin 2001 : le Centre pour l’action légale des droits de l’homme (CALDH) et l’Association justice et réconciliation (AJR, 22 associations mayas de cinq régions du pays), avec l’avocat Edgar Pérez, déposent plainte pour génocide et crimes de guerre contre le haut commandement de Ríos Montt.
  • 2006-2010 : Á la demande des associations de victimes, un juge ordonne la déclassification des archives concernant les plans militaires. En 2009, le ministère de la Défense finit par fournir deux plans, dont un incomplet, et prétend que les autres ont disparu. En 2010, la Commission de déclassification des archives militaires retrouve des documents de 1980-85.
  • 23 novembre 2011 : la juge Flores Polanco, en charge des audiences préliminaires, est récusée par un avocat de la défense et remplacée par le juge Gálvez.
  • 26 janvier 2012 : Rios Montt, qui ne bénéficie plus de l’immunité parlementaire, et Rodríguez Sánchez, son directeur du renseignement militaire, sont formellement inculpés de génocide et crimes de guerre.
  • 13 mars 2013 : la Cour constitutionnelle (CC) rejette la récusation de la juge Flores Polanco
  • 17 mars 2013 : le ministère public présente les charges : massacre de 1 771 mayas Ixiles et déplacement forcé de 29 000 d’entre eux, violences sexuelles et tortures.
  • 19 mars 2013 : début du procès devant le tribunal pénal A de haut risque traitant les crimes les plus graves, présidé par la juge Yassmín Barrios, assistée des juges Pablo Xitumul et Patricia Bustamente.
  • 18 avril – 2 mai 2013 : la juge Flores Polanco affirme être la juge de première instance et ordonne la fin du procès et le retour à la procédure en novembre 2011. La juge Barrios rejette cette décision qui « affecte [l’] indépendance » du tribunal et fait reprendre le procès le 2 mai, sans que la CC n’ait finalement rendu de décision.
  • 10 mai 2013 : condamnation de Ríos Montt à 50 ans de prison pour génocide et 30 ans pour crimes de guerre, avec effet immédiat ; acquittement de Rodríguez Sánchez.
  • 20 mai 2013 : annulation de la condamnation de Ríos Montt et Rodriguez Sánchez pour vice de forme par la CC.
  • Depuis : plusieurs menaces à l’encontre de la juge Barrios via la presse nationale. En avril 2014, en dehors de ses compétences, le Tribunal d’honneur du collège d’avocats et notaires du Guatemala suspend la juge Barrios de ses fonctions pour une année, à la suite d’une plainte pour manquement à l’éthique professionnelle déposée par un avocat de Ríos Montt. La pression internationale a finalement permis de faire annuler la suspension.

Pouvez-vous retracer pour nous l’histoire de la plainte pour génocide et revenir sur les éléments de preuve apportés au procès ?

La plainte a été déposée en 2001. Il a fallu un moment pour la constituer. Nous avons commencé à envisager une accusation pour génocide vers 1998, au fur et à mesure que nous découvrions, à chaque exhumation dans les cimetières clandestins, que le modèle d’exécution utilisé lors des massacres était similaire, quelle que soit la région : l’armée et les patrouilles d’autodéfense civile arrivaient par surprise, sortaient les habitants de leurs maisons (en séparant hommes, femmes et enfants) pour les conduire, la plupart du temps, à l’école et à l’église de la communauté. Les hommes étaient alors torturés afin d’obtenir des informations sur la localisation de la guérilla et des stocks d’armes, tandis que les femmes, notamment les filles de 12 à 16 ans, étaient presque systématiquement violées. Finalement, les habitants étaient exécutés sans discrimination après avoir été, en général, obligés de creuser leur propre tombe, c’est-à-dire la fosse commune où ils étaient ensuite jetés.

Le nombre de témoins entendus dans le cadre de l’enquête a été très conséquent. Cependant, pour la phase du jugement, ce sont 130 témoignages de survivants (dont 10 femmes victimes et survivantes de violences sexuelles) qui ont été entendus lors des audiences.

Par ailleurs, 60 expertises d’anthropologie médico-légale concernant des exhumations ont été présentées, de même que 15 expertises sur les déplacements forcés, le racisme, l’histoire politique et sociale, le droit international humanitaire, la violence sexuelle, etc.

Comme à Nuremberg, les documents officiels qui ont pu être sauvés ont eu un poids fondamental : les plans de l’armée du Guatemala concernant les campagnes Victoria 82 et Firmeza 83 définissent les objectifs stratégiques de destruction de l’ennemi interne. Le plan d’action Sofia détaille, quant à lui, les opérations militaires, la désignation des mayas Ixiles comme l’objectif à atteindre et la persécution de l’ensemble de cette population, notamment en clôturant les collines où la population déplacée se réfugiait.

Le 10 mai 2013, le tribunal en charge de l’affaire a rendu une décision historique. Pouvez-vous nous dire quel a été le verdict exactement et ce qu’il entraîne ?

Le tribunal pénal A de haut risque, traitant les crimes les plus graves, a condamné le général José Efraín Ríos Montt à 80 ans de prison, le déclarant responsable de crime de génocide et de crimes de guerre (application de l’article 3 commun aux conventions de Genève).

En revanche, le tribunal a acquitté le général José Mauricio Rodríguez Sánchez, considérant qu’il n’était pas au commandement. Sur ce point, notre association, le Cabinet des droits de l’homme, et les autres défenseurs des victimes ont estimé que le tribunal n’avait pas pris en compte ce qui était avancé par l’accusation, c’est-à-dire que le directeur du renseignement est celui-là même qui a désigné l’ensemble de la population Ixil comme partisane de la guérilla et donc comme objectif militaire à atteindre. C’est à partir de cette information que l’ordre a été donné d’éliminer les mayas Ixiles.

Quoi qu’il en soit, il faut considérer cette décision de justice comme très positive. La condamnation du général Ríos Montt est une avancée majeure dans le cadre du parcours chaotique et accidenté du Guatemala depuis la signature des accords de paix de décembre 1996. Lorsque, comme au Guatemala, les groupes traditionnels au pouvoir sont aussi profondément enracinés, il est difficile d’avancer. Pourtant, nous avons pu démontrer que quand il existe un certain degré de volonté politique, il est possible d’arriver loin. Pour les victimes, qui luttent depuis des années contre l’impunité, c’est un fait fondamental. Comme l’a commenté l’ancienne Haut-commissaire des droits de l’homme de l’ONU, Navi Pillay : « Le Guatemala est entré dans l’Histoire en devenant le premier pays du monde à condamner un ancien chef d’État pour génocide, devant son propre tribunal national »[2].

Pourtant, à peine 10 jours plus tard, le 20 mai 2013, la condamnation a été levée. Que s’est-il passé ?

La Cour constitutionnelle (CC) a annulé le jugement par trois voix contre deux, invoquant une violation des garanties d’accès à un procès équitable : une récusation émise par l’avocat de Ríos Montt n’aurait pas été examinée. L’écoute des enregistrements audio du procès a montré que cette demande de la défense n’a, de fait, jamais eu lieu.

Par ailleurs, les lois guatémaltèques sont claires : la procédure d’appel concernant les jugements des tribunaux ordinaires nécessite de recourir à un tribunal juridictionnel supérieur. La CC dont le rôle est de garantir la constitutionnalité des lois et les droits fondamentaux ne peut pas s’arroger cette compétence et casser un jugement.

En attendant, Rios Montt a simplement été assigné à résidence, avec une obligation de ne pas quitter le territoire...

Un an après, où en sont les choses ? Quels objectifs visent les victimes et les organisations qui les défendent ?

Personnellement, je pense qu’un nouveau procès est vraiment indispensable. Mais cela va être compliqué. Les autorités judiciaires sont en train de changer. Une nouvelle procureure générale est déjà en place et, pour l’instant, nous ne savons pas comment elle va se comporter vis-à-vis des procureurs sous sa responsabilité, si elle va soutenir leur indépendance. En octobre, les autorités de la Cour suprême vont également changer. Enfin, de nombreuses rumeurs disent que le général Montt est très malade...

De plus, ces derniers mois, on s’est éloigné de la question de la réouverture d’un procès et les débats se sont plutôt centrés autour de la possibilité ou non d’une amnistie pour le général Ríos Montt[3] et si la CC avalisera une décision manifestement illégale, rendue le 18 avril 2013 par la juge Flores, qui annule toutes les procédures depuis novembre 2011[4].

Ajoutons que le président de la République, Otto Pérez Molina, son gouvernement et le congrès continuent de nier publiquement l’existence du génocide et qu’une bonne partie de la presse s’en fait l’écho. La juge qui a présidé le procès, Yassmin Barrios, essuie des critiques et attaques régulières. Les avocats des victimes et les organisations de droits de l’homme qui les accompagnent sont en permanence accusés de vouloir tirer profit des victimes et de déstabiliser le pays, alors qu´ils cherchent seulement à faire entendre leur histoire et reconnaître la vérité par un tribunal.

Anne Boucher, responsable Amériques à l'ACAT @Ann_Boucher

 

[1] http://www.ohchr.org/FR/NewsEvents/Pages/DisplayNews.aspx?NewsID=13319&LangID=F

[2] http://bdh.org.gt

[3] Sans se prononcer sur le fond, le juge en appel a déclaré que les avocats des victimes ne pouvaient se fonder uniquement sur les accords de paix ‑ qui excluent toute amnistie ‑ pour rejeter la demande des avocats de Rios Montt concernant la loi d’amnistie de 1986. Depuis, environ 65 juges ont refusé de reprendre le dossier – il faut un collège de trois ‑ arguant des conflits d’intérêts, être en congés ou bien malades. La question reste en suspens.

[4] Cf. chronologie

 

 

  • Justice et impunité