Pour l’essentiel, ceux qui pratiquent la torture sont des agents de l’État : militaires, policiers, agents des services de renseignements, gardiens de prison. Ils sont dépositaires de l’autorité et de la force publiques, et susceptibles d’arrêter et de maintenir en détention les suspects ou les condamnés. Les tortionnaires peuvent aussi appartenir à des groupes paramilitaires proches du pouvoir en place.
Un système tortionnaire ne peut reposer sur les quelques individus naturellement enclins au sadisme. Il a besoin d’un plus grand nombre d’exécutants disposés à accomplir des actes que normalement bien peu sont prêts à accomplir. Il lui faut transformer des gens ordinaires en bourreaux.
L’existence d’une situation de conflit et d’une idéologie qui conforte le bourreau dans la conviction de l’utilité de son travail.
Les cruautés infligées à un groupe social sont généralement précédées d’une propagande agressive présentant les membres de ce groupe comme une menace mortelle pour l’ensemble de la société – menace dont il convient de se prémunir par tous les moyens – et comme des êtres inférieurs, à peine humains, qui ne méritent donc pas d’être traités comme des hommes. On peut être considéré comme un sous-homme parce que l’on est : communiste, athée, musulman, noir, croate, juif, femme, tutsi, tchétchène, homosexuel, intellectuel, arabe…. La liste est longue.
Les cruautés sont alors perçues comme un moyen de rétablir l’ordre moral ou politique, de chasser les « mauvais » et de permettre à la communauté (le clan, l’ethnie, le pays, etc.) de poursuivre son existence en paix, voire d’instaurer un monde meilleur. La destruction de l’autre étant perçue comme le seul moyen de défendre sa communauté, on devient bourreau pour protéger les siens. Les actes commis, y compris les plus atroces, paraissent parfaitement acceptables et justifiés. À l’issue de ce processus d’endoctrinement, le tortionnaire peut parfois même éprouver une certaine fierté d’avoir le courage de « faire le sale boulot ».
Dans le cadre d’un conflit armé (guerre civile ou interétatique), ce processus est renforcé par le fait que la menace est bien réelle et que les violences commises de part et d’autre entretiennent le sentiment de haine.
Savoir qu’une sanction est possible dissuade souvent de commettre un crime. Mais les bourreaux peuvent torturer dès lors qu’ils savent qu’ils ne seront ni poursuivis ni condamnés.
Tous les systèmes tortionnaires ont soigneusement organisé l’impunité :
Dans les années 60, les expériences de Stanley Milgram [1] à l’université de Yale ont mis en évidence que près des deux tiers des gens sont prêts à infliger des chocs électriques violents, répétés et douloureux à une personne considérée comme « désobéissante » ou « rétive » pour peu qu’on leur en donne l’ordre ; pour peu qu’ils se sentent couverts par une « autorité ».
« Certaines personnes acceptent n’importe quel travail pourvu qu’elles soient sous l’autorité d’une personne qui en supporte la responsabilité. […] Une fois que l’on a fait quelque chose (surtout quand c’est quelque chose de stupide ou qui provoque une tension), on tend à se justifier en continuant ce que l’on a fait, voire en l’amplifiant, surtout si on s’est impliqué. C’est le principe du petit compromis qui, de fil en aiguille,… mène à la compromission. »
Mais au-delà de cette propension à se soumettre à l’autorité et à justifier ses actes en affirmant « avoir obéi aux ordres », il existe des méthodes spécifiques pour former des tortionnaires. Elles sont employées par des militaires pour sélectionner et initier de futurs bourreaux.
Cette transformation de l’identité comporte quatre étapes :
[1] Stanley Milgram, Soumission à l’autorité, Calmann Lévy, 1974. Un passage du film d’Henri Verneuil, I comme Icare (197), avec Yves Montand, décrit l’expérience de Milgram.