En dépit d’une hausse, en 2013, du nombre d’exécutions, les progrès accomplis ces dernières décennies témoignent d’une tendance mondiale vers l’abolition. Avez-vous le sentiment que la peine de mort est aujourd’hui, plus que jamais, « à l’agonie » ?
Robert Badinter : Oui, j’en suis absolument convaincu. L’évolution est là, la courbe en témoigne, on va vers l’abolition universelle. La question est simplement, est-ce qu’on y va plus vite qu’on ne le pensait ? Je crois que oui, même si cela reste soumis, évidemment, à des événements internationaux imprévisibles. Mais dans la ligne actuelle, c’est maintenant une question de décennies. Je ne la verrai pas, mais vous, vous la verrez. Ma conviction repose sur le fait qu’il y a des continents entiers libérés de la peine de mort et que les autres ont mauvaise conscience. L’inversion est saisissante. Quand j’étais jeune, il fallait se justifier d’être abolitionniste. Maintenant, ce sont les rétentionnistes qui doivent se justifier, qui sont gênés, ils sont sur la défensive. C’est un signe très remarquable. Il y en a très peu, en dehors des Iraniens ou des Saoudiens, qui revendiquent que l’exécution, c’est très bien.
Hormis les États-Unis et le Japon, démocraties où la peine de mort est en régression, l’avenir du combat pour l’abolition universelle semble désormais se jouer dans une poignée d’États aux régimes autoritaires et dans les États islamistes du Proche et Moyen-Orient. La peine capitale demeurerait donc le symbole absolu de l’absolutisme et du totalitarisme ?
RB : Oui, c’est vrai. Je distingue deux choses : d’une part, le cas des régimes totalitaires qui ont la peine de mort, non pas parce que cela dissuade […], mais parce qu’il est indispensable que les « sujets » sachent que leur vie et leur mort dépendent du dictateur. Cela fait partie du système. C’est ce qui constitue la marque même du régime totalitaire, à l’inverse de la démocratie. La Chine en est un exemple. Et puis, le deuxième problème, qui est tout à fait différent et plus difficile à résoudre, est celui de la religion. Le rapport entre la religion et la peine de mort est un rapport tout à fait extraordinaire.
Quelle stratégie adopter face à des États comme la Chine ou la Corée du Nord, dans lesquels la peine de mort relève du « secret d’État » et qui la pratiquent de manière totalement opaque ?
RB : En Corée du Nord, c’est la nuit. Personne n’y rentre, personne n’en sort ; au fond, on ne sait pas ce qu’il se passe en Corée du Nord. Et il est impossible d’espérer qu’elle abolisse la peine de mort avec son régime actuel.
Mais en Chine, grand État pratiquant la peine de mort, il existe un puissant mouvement abolitionniste. Je suis frappé de voir le nombre d’avocats et d’intellectuels chinois qui viennent me voir pour parler d’abolition. Tout me laisse à penser que c’est une affaire qui sera réglée dans quelques décennies, peut-être même avant dans la mesure où on observe une très grande diminution du nombre de peines de mort, due au fait que la Cour suprême contrôle maintenant les procédures, ce qui est un signe. On n’avait pas besoin de le faire si on ne voulait pas aller vers l’abolition. Donc : réduction du nombre de cas, meilleures procédures, motivation des avocats et, plus profondément ‑ c’est le procureur général chinois lui-même qui me l’a dit ‑, les Chinois sont un grand peuple très cultivé qui ne peut vivre sans philosophie de référence. Or, la philosophie récente, c’est-à-dire le marxisme à la sauce Mao, est morte. Les Chinois sont donc en quête d’un système philosophique. Et lui pensait que le confucianisme reprendrait le leadership intellectuel en Chine. Le confucianisme, c’est la voie ouverte vers l’abolition. Je pense qu’il avait raison et je crois, moi, que la Chine ira, comme les autres pays séculiers, vers l’abolition.
La question est beaucoup plus compliquée en ce qui concerne les intégristes. Parce que là, ce n’est pas l’usure, puis la régression, les diminutions, les suspensions et, pour finir, la révolution. Là, c’est l’inverse.
Justement, comment aborder la question de l’abolition dans des pays où la peine de mort est brandie comme l’expression suprême de la volonté divine, relève de la loi religieuse et emporte une forte adhésion populaire ?
RB : C’est LA grande question. Les formes abolitionnistes, y compris dans les pays musulmans, sont bloquées par le fait que la réponse tombe : « Vous réclamez les droits de l’homme, très bien, mais nous, les droits de l’homme sont le bienfait donné par Dieu et, dans les bienfaits donnés par Dieu, il y a la charia qui est l’expression de la volonté de Dieu sur la terre. L’ordre constitutionnel, c’est la charia et, par conséquent, la charia disant "peine de mort", nous, on se borne à appliquer la volonté divine ».
Ce qui est très ennuyeux parce que sauf à être un théologien en religion musulmane, qu’est-ce que vous voulez répondre à cela ? Si je crois en Dieu, je crois nécessairement dans la charia et si je crois dans la charia, je suis nécessairement pour la peine de mort.
Les arguments qu’on peut leur avancer sont sans portée puisque, de toute façon, ça ne vaut rien contre la parole de Dieu. Et seuls ceux sont qui sont porteurs de la révélation peuvent s’interroger sur la parole divine, les autres n’ont qu’à subir. Ainsi, seuls les théologiens musulmans peuvent réinterpréter la charia et la rendre compatible avec l’abolition. J’ai des amis imams, acteurs en théologie musulmane, qui expliquent que s’il est vrai que la charia énonce la peine de mort, cela ne veut pas dire qu’elle est obligatoire. Elle est possible, donc vous n’êtes pas forcé. C’est une grande différence parce que lorsqu’on regarde les religions du Livre, on ne peut pas dire qu’elles sont marquées par l’absence de peine de mort. Moi qui suis un lecteur fidèle et quotidien de l’Ancien et du Nouveau Testament, je me dis toujours : « Pas terrible en matière de peine de mort ».
Quels enseignements peut-on tirer du chemin parcouru par les autres confessions religieuses à cet égard ?
RB : C’est un mouvement qui est venu de l’Église elle-même. Il faut que ce changement soit accepté par l’Église, accepté par les Églises, acceptés par le clergé. Ça passe par là. C’est aux musulmans de faire ce travail préliminaire, théologique, qui consiste à dire que la peine de mort n’est pas obligatoire. Le deuxième temps étant : c’est le contraire, la sourate prévoit que c’est l’abolition qui est la règle et non pas la peine de mort. Mais si ce travail préliminaire ‑ je n’ose pas dire de « déminage » ‑ n’est pas opéré, ce n’est pas les Occidentaux droits-de-l’hommiste qui, avec leurs gros sabots, réussiront à faire abolir. Il y a des pays musulmans qui ont déjà aboli. Le Sénégal en est un exemple, mais il y en a d’autres. Je pars en Jordanie la semaine prochaine parce que les Jordaniens, et en particulier le roi, s’interrogent et disent : « Ça serait pas mal que, dans le Proche-Orient, il y ait un pays arabe qui abolisse la peine de mort ». Donc, on a une petite chance, et je me dépêche de courir en Jordanie porter la bonne parole. Le Maroc aussi est tout près de l’abolition.
Mais prenons l’exemple de l’Iran qui utilise la peine de mort comme un moyen de cohésion religieuse : le taux d’exécutions pratiquées en Iran est supérieur à celui pratiqué en Chine, même au niveau le plus élevé des estimations des ONG. Et avec une particularité : les femmes. Proportionnellement, c’est effrayant. Et même les mineurs ! Alors que l’Iran a signé le Pacte sur les droits civils et politiques. C’est quand même un signe inouï de volonté d’utiliser la peine de mort comme symbole de la loi religieuse la plus rigoureuse.
Mais l’usage qu’en font les islamistes n’est-il pas, avant tout, politique en ce qu’il leur permet surtout de maintenir un pouvoir dictatorial sur la population ?
RB : Oui, mais n’oubliez pas que ce sont des États qui sont religieux, complètement. L’Iran est gouverné par des religieux. La charia est la grille de référence constitutionnelle. Toute loi qui n’est pas conforme à la charia est annulée. Simplement, au lieu que ce soit une cour constitutionnelle, c’est une cour religieuse. Et ce n’est d’ailleurs pas le seul État dans ce cas. C’était le cas en Égypte, on ne le sait pas assez. En Égypte, avant la chute de Moubarak, vous aviez un contrôle de constitutionnalité, de conformité à la religion par un haut conseil religieux.
En Égypte justement, on a récemment vu des condamnations à mort avec des chiffres absolument gigantesques, quelque 600 condamnations à mort… Un chiffre aussi énorme, est-ce que ça ne veut pas dire que ce sont des condamnations qui ne sont peut-être pas exécutables, qu’elles ont finalement un autre objet ?
RB : Oui, évidemment, mais enfin… Ce sont des condamnations à mort, peu m’importent les mobiles. Ça veut dire qu’on considère que la peine de mort est encore utilisable, sinon utilisée. Chez les Égyptiens, c’est saisissant : c’était un pays qui n’exécutait pas, c’était un pays abolitionniste de fait. Alors, si on réfléchit au passage entre les espérances des révolutions du Printemps arabe et les fruits actuels en Égypte, en Libye… Au moment des révolutions du Printemps arabe, le mouvement abolitionniste ‑ en Tunisie, par exemple ‑ était très fort, notamment chez les avocats et dans le monde judiciaire et, plus largement d’ailleurs, chez les intellectuels. Ils n’ont pas exécuté depuis au moins 30 ans. Les abolitionnistes tunisiens voulaient profiter de la circonstance pour l’inscrire dans la constitution, pour que ce soit fini. Et puis, ils ont échoué. La position des leaders politiques est celle-ci : « Aujourd’hui, on est abolitionniste. Il est hors de question de procéder à quelque exécution que ce soit, jamais ! Mais abolir la peine de mort, c’est donner de l’eau au moulin des intégristes et les intégristes disent : "Comment ? Vous osez vous réclamer de la charia, de la loi musulmane, vous dites que vous êtes de bons musulmans et vous violez le Livre ? Vous êtes donc de mauvais musulmans". C’est trop cher politiquement, donc on ne le fait pas. » Cela dit, il faut abolir et ne pas se contenter de dire : « Mais on ne le fera jamais plus, on ne l’a pas fait depuis 20 ans, donc c’est fini ». Pas depuis 20 ans et puis, un matin, on fait comme les Maldives […]
Ce qu’il y a de plus préoccupant, c’est l’Inde. En octobre, je vais en Inde rencontrer le monde judiciaire. En Inde, on a repris le chemin de l’exécution qu’on avait mis de côté depuis 15 ans. Ils ont exécuté une fois, mais cela suffit […] De même, le Japon qui n’exécutait plus a recommencé à exécuter. C’est pour ça que la simple abolition de fait ne suffit pas. Il faut avoir le courage de dire : « Cinq ans de moratoire ‑ c’est ce que je veux plaider, c’est le système anglais – et, au bout de cinq ans, vous verrez vous-mêmes si vous avez eu un accroissement de la criminalité. Vous ne l’aurez pas et, comme tous ceux qui en ont fait l’expérience, vous abolirez en douceur ». C’est ce qu’ont fait les Anglais, les Canadiens et les Australiens. D’ailleurs, ces trois modèles devraient peut-être convaincre les Indiens. À chaque pays sa stratégie.
Mais tant que des grandes démocraties comme le Japon ou les États-Unis n’auront pas aboli définitivement en droit, comment faire en sorte que les grands pays rétentionnistes entament ce chemin-là ?
RB : Le cas des États-Unis est différent parce qu’on oublie trop que c’est une République fédérale et que, finalement, seuls quelques États pratiquent la peine de mort […] Vous avez un profond mouvement depuis quelques années contre la peine de mort. Il y a eu l’abolition suggérée par la Cour suprême des États-Unis, puis un moratoire, puis ça a recommencé, mais la chute du nombre d’exécutions est constante, soit plus de la moitié. Le nombre des États abolitionnistes n’a cessé de grandir. Dans les six dernières années, cinq États sur les 50 des États-Unis ont aboli. Actuellement, 18 États sur 50 ont aboli en droit. La très grande majorité des autres ont aboli en fait. Et puis, les pratiquants, c’est-à-dire le Texas, la Virginie, le Mississippi, la Floride et l’Alabama, sont les États du sud, d’anciens États esclavagistes. Ce n’est pas un hasard.
Il n’en demeure pas moins que, même s’il s’agit de certains États, les États-Unis, première puissance mondiale, une des plus grandes démocraties du monde, continuent, aux yeux du monde entier, à appliquer la peine de mort. Donc, pour certains États comme l’Iran par exemple, ça reste un obstacle de taille.
RB : C’est absolument vrai et c’est la raison pour laquelle, à la faveur de cette humiliation des États-Unis et à la faveur de la prise de conscience de tous les vices que j’ai évoqués tout à l’heure, le mouvement abolitionniste progresse.
Les progrès sont sensibles. Je ne suis pas du tout pessimiste en ce qui concerne les États-Unis. Ce qu’il faut, ce sont des événements qui rendent et qui montrent le caractère odieux de la peine de mort. Voyez l’exécution de ce condamné à mort, ce supplice qui a duré des heures[1] : comme les Américains ont une sensibilité très vive, cela les a émus, et cela rend la peine de mort odieuse. On cherche la façon de tuer sans tuer.
N’avez-vous pas le sentiment à l’inverse que, loin de servir la cause de l’abolition, cette émotion ne fait que déplacer le débat en se concentrant sur les moyens de rendre « plus humaine » la peine de mort ?
RB : Si, ça le favorise parce que l’horreur qu’on éprouve en voyant ce qu’est réellement la peine de mort favorise l’abolition. Il y a un dégoût de ça. Ce n’est pas la déviance sur la façon d’exécuter, c’est l’ignominie de la peine de mort at large. Donc ça sert. Mais je ne me vois jamais me servir de ces arguments-là. Ce n’est pas la vraie question. Qu’on pende, qu’on électrocute, qu’on empoisonne, qu’on coupe à la guillotine, le problème, c’est l’abolition, ce n’est pas le mode de supplice qui importe.
Quel message souhaiteriez-vous transmettre aux membres de l’ACAT à l’occasion de ce 40ème anniversaire ?
RB : Longue vie ! Toujours plus de militants et encore plus de dynamisme dans l’action.
[1]L’exécution, le 29 avril 2014, dans l’État américain d’Oklahoma du condamné à mort Clayton Lockett, qui a succombé au bout de 43 minutes d’agonie, a relancé le débat sur la peine de mort aux États-Unis.