Portrait par Linda Caille, responsable éditoriale de l'ACAT-France, à retrouver dans le numéro 32 de notre revue Humains.
Sandya Eknaligoda, 60 ans, porte souvent une écharpe rouge autour du cou, le signe de son amour toujours vivant pour son époux disparu, le journaliste et caricaturiste sri-lankais Prageeth Eknaligoda. En décembre dernier, elle était à Paris, à l’invitation de la Fondation ACAT pour la dignité humaine qui a remis à son époux et en son absence le prix Engel-du Tertre. Prageeth a été enlevé par des militaires le 24 janvier 2010, deux jours avant l’élection présidentielle, à l’âge de 50 ans. Personne ne l’a revu.
« Prageeth était journaliste d’investigation et caricaturiste, explique-t-elle, dans les locaux de l’ACAT-France. Il travaillait pour des journaux, des syndicats et des organisations de défense des droits humains. En tant que militant, il dénonçait le gouvernement alors que la guerre se terminait à peine. A travers ses caricatures, il était engagé en faveur du respect des droits humains. »
– Sandya Eknaligoda.
Prageeth Ekneligoda critiquait la corruption, les fraudes, les irrégularités et les brutalités de la guerre civile entre les forces armées sri-lankaises et les Tigres tamouls sous la présidence Rajapaksa.
« Lorsque quelqu’un est victime d’une disparition forcée, explique-t-elle, ce n’est pas seulement cette personne qui est enlevée, mais tous les membres de sa famille qui sont affectés pendant des années. L’un de mes deux enfants qui avait 12 ans en 2010, l’année de la disparation de Prageeth, a donné des signes de dépression plusieurs années après. C’est terrible pour une mère. »
– Sandya Eknaligoda.
Avec l’Argentine et le Mexique, le Sri Lanka est l’un des pays qui pratique le plus les disparitions forcées, même si les chiffres sont difficiles à estimer.
Le Sri Lanka traverse une crise économique et politique d’ampleur depuis 2022, subissant les conséquences du conflit qui a eu lieu pendant plus de trente ans dans le pays. En 2022, le gouvernement Rajapaksa (le même que Prageeth Eknaligoda avait critiqué à l’époque) a été poussé à la démission par les citoyens, qui ont souhaité mettre fin à des années d’impunité, d’opacité et de népotisme. Depuis, le gouvernement actuel – en lien avec les Rajapaksa – fait face au mécontentement de la population. Le pays connu des épisodes de violences policières et une remontée de la militarisation. Les libertés sont menacées par le recours à la draconienne « loi anti-terroriste » pour justifier l’arrestation et la détention arbitraire de défenseurs des droits humains, alors que cette loi a été dénoncée par la communauté internationale.
Depuis la disparition, l’épouse courageuse a connu des années d’épreuves et de harcèlement. « Lorsque j’ai porté plainte pour la disparition de mon mari, assure-t-elle, j’ai été ridiculisée par la police et la Commission des droits de l’homme de Sri Lanka. » Son quotidien est désormais entièrement tourné vers le plaidoyer en faveur de la vérité et de la justice au Sri Lanka pour son époux et l’ensemble des disparus au Sri-Lanka. « J’écris des lettres à des leaders politiques, dit-elle, j’ai porté mon dossier devant plusieurs institutions du Sri Lanka. » Sandya organise des expositions des dessins de son époux, parfois chez elle, des conférences, des rencontres avec des responsables religieux et des veillées devant la résidence présidentielle, le parlement du Sri Lanka, des temples ou le bureau des Nations unies.
En 2020, ses deux fils âgés de 29 et 26 ans ont quitté le Sri Lanka pour la Suisse. « Quant à moi, Je reste au Sri Lanka, conclut-elle, c’est ici que mon combat demeure. Avec le prix Engel-du Tertre, je reçois de l’espérance et la force de continuer. »
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