L’enlèvement de l’éminent avocat Maître Mohamed Traoré, survenu dans la nuit du 20 au 21 juin 2025 à Conakry, ainsi que les tortures qu’il a subies, ont provoqué une onde de choc dans toute la société guinéenne. Figure respectée du barreau, ancien bâtonnier et conseiller démissionnaire du Conseil national de la transition (CNT), Maître Traoré a été retrouvé le 21 juin gravement blessé à Bangouyah, ville située à environ 170 kilomètres de la capitale. Cette affaire illustre la brutalité croissante de la Junte militaire au pouvoir envers les voix critiques.
Un enlèvement ciblé et brutal
Aux environs de 2 heures du matin, samedi 21 juin 2025, au moins sept hommes armés, encagoulés, ont fait irruption au domicile de Mohamed Traoré à Conakry. Ils ont violemment agressé sa fille avant de contraindre l’avocat à monter dans un véhicule. Retrouvé quelques heures plus tard à Bangouyah, à 170 km de la capitale, Maître Traoré présentait de multiples blessures attestant de sévices physiques : nombreux coups de ceinturon, asphyxie par étouffement, menaces de mort, selon le Barreau de Guinée. Il est actuellement soigné dans un établissement de santé. Ces violences ont été qualifiées d’actes de torture par plusieurs organisations, dont le Groupe d’Intervention Judiciaire SOS-Torture en Afrique (GIJ). Les violences commises à l’encontre de Maître Traoré constituent une violation grave des engagements internationaux de la Guinée, notamment de la Convention des Nations unies contre la torture, ratifiée par le pays. Elles violent également la Charte de transition dont l’article 11 interdit la torture.
Répression d’un opposant à la junte
Cet enlèvement suivi de violences pourrait constituer une forme de représailles à l’encontre d’une figure importante de la société guinéenne, qui a démissionné publiquement du Conseil national de transition (CNT) en janvier 2025. Lors de sa démission, il avait dénoncé le non-respect du calendrier de transition initialement prévu pour un retour à l’ordre constitutionnel au 31 décembre 2024. Depuis lors, il s’est affirmé comme une critique du régime militaire dirigé par le général Mamadi Doumbouya. Son enlèvement ne constitue pas un cas isolé. Il s’inscrit dans une série d’enlèvements et d’actes de violence visant journalistes, militants et opposants politiques : Habib Marouane Camara, Abdoul Sacko, Saadou Nimaga, ou encore Oumar Sylla et Mamadou Billo Bah. La répétition de tels faits, dont plusieurs sont constitutifs de crimes de disparitions forcées, laisse suggérer l’existence d’une stratégie délibérée de répression systématique visant à étouffer toute forme d’opposition, dans un contexte de transition prolongée qui pourrait aboutir au maintien au pouvoir de Mamadi Doumbouya.
Entre condamnation et mobilisation
Après les violences commises contre Maître Traoré, le Barreau de Guinée a adopté des mesures fortes : boycott des audiences pendant deux semaines, retrait de ses membres des institutions de transition, et dépôt de plainte contre les auteurs de l’enlèvement et des violences. Il menace d’intensifier son mouvement en l’absence de résultats concrets.
Le 26 juin 2025, le Premier ministre Amadou Oury Bah, lors d’une déclaration télévisée, a condamné « avec fermeté » les violences subies par Maître Traoré, qualifiant l’acte d’« atteinte à l’image de la République ». Trois jours auparavant, en réponse à la communication du Barreau de Guinée, le procureur général près la Cour d’appel de Conakry, Fallou Doumbouya, avait annoncé l’ouverture d’une « enquête approfondie » sur l’enlèvement et les actes de violence subis par Maître Mohamed Traoré. L’absence de garanties d’indépendance et d’impartialité de cette enquête suscite le scepticisme de nombreux défenseurs des droits humains, d’autant plus que les précédentes affaires d’enlèvements de dissidents à la Junte et de disparitions forcées ont également fait l’objet d’ouverture d’enquêtes, jamais suivies d’effet, faute de volonté d’établir les responsabilités dans ces affaires, qui pourraient remonter au plus haut niveau de la Junte militaire.
Un test pour la transition guinéenne
Alors que le régime de Mamadi Doumbouya a récemment annoncé une série d’échéances électorales – un référendum constitutionnel le 21 septembre 2025, puis une élection présidentielle en décembre 2025 – cette affaire soulève des doutes sérieux sur la sincérité du processus de transition. La Charte de transition interdit explicitement la torture (article 11), consacre la liberté d’opinion (article 23) et érige la lutte contre l’impunité en principe fondamental (article 2). Or, dans les faits, ces principes sont quotidiennement bafoués. L’affaire Mohamed Traoré est un symbole puissant de la dérive autoritaire de la junte guinéenne. Si des actes aussi graves restent impunis, c’est l’ensemble du processus de transition qui perd toute crédibilité. À travers Maître Traoré, c’est l’État de droit, la justice et la dignité humaine qui ont été attaqués.
Contexte
Le 5 septembre 2021, le colonel Mamadi Doumbouya renversait le président Alpha Condé, qui avait été élu pour un troisième mandat controversé. À la tête du Comité national du rassemblement pour le développement (CNRD), Mamadi Doumbouya promettait alors de restaurer l’État de droit, de lutter contre la corruption et d’ouvrir la voie à une transition démocratique. Près de quatre ans plus tard, ces promesses paraissent bien éloignées de la réalité. Le pouvoir militaire s’est progressivement durci, s’accompagnant d’une répression sévère des libertés fondamentales et d’une opacité croissante dans la gouvernance du pays.
Une transition prolongée et contestée avec un espace civique verrouillé
En octobre 2022, les autorités de transition ont établi un calendrier de gouvernance de 36 mois. Initialement annoncée comme brève, cette transition s’est finalement inscrite dans la durée, suscitant critiques et méfiance au sein de la société civile, de l’opposition et de la communauté internationale. Depuis mai 2022, les autorités de transition ont interdit toutes les manifestations politiques, au nom du maintien de l’ordre public. Cette interdiction, toujours en vigueur, a été utilisée pour justifier une répression brutale des mobilisations citoyennes, notamment celles du Front national pour la défense de la Constitution (FNDC). Entre 2022 et 2024, plus de 30 manifestants ont été tués par balles. Les atteintes à la liberté d’association sont également préoccupantes. En octobre 2024, les autorités ont dissous ou suspendu plus de la moitié des partis politiques, invoquant des manquements administratifs. Peu avant, elles avaient également suspendu temporairement la délivrance des agréments aux ONG, entravant ainsi le travail des organisations de la société civile. Ces mesures visent clairement à affaiblir les contre-pouvoirs et à museler toute voix dissidente.
Répression ciblée et conditions de détention inhumaines
Des leaders politiques et des membres de la société civile ont été arrêtés, intimidés, et certains d’entre eux sont portés disparus. Parmi eux, figurent des personnalités du FNDC telles qu’ Oumar Sylla alias « Foniké Menguè », Mamadou Billo Bah, ainsi que le journaliste Habib Marouane Camara. D’autres, comme l’opposant Aliou Bah, sont détenus arbitrairement à la prison centrale de Conakry dans des conditions déplorables. L’affaire Abdoul Sacko, figure emblématique de la société civile brièvement enlevée en février 2025, illustre, à l’instar de l’affaire de Maître Traoré, les dérives de cette transition militarisée. Cette situation constitue une violation flagrante de nombreux engagements internationaux ratifiés par la Guinée, tels que le Pacte international relatif aux droits civils et politiques (PIDCP) et la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples, ainsi que des dispositions de la Charte de la transition.
Des réactions internationales timorées
La communauté internationale (CEDEAO, Union africaine, Nations unies, Union européenne) a exprimé à plusieurs reprises son inquiétude face aux violations des droits humains et aux retards dans la transition. Toutefois, les pressions exercées demeurent limitées et souvent inefficaces. La levée de certaines sanctions par la CEDEAO en contrepartie d’un engagement du CNRD sur le respect du calendrier de transition (qui n’a pas été respecté) a affaibli la capacité de négociation de la communauté internationale vis-à-vis de la Junte au pouvoir. Le Bureau du Haut-Commissariat aux droits de l’homme (HCDH) reste actif à Conakry, mais ses marges de manœuvre sont réduites par le manque de coopération des autorités.
Un avenir incertain
Alors que le coup d’État de 2021 avait suscité l’espoir d’un renouveau politique au sein de la population, la Guinée s’enfonce aujourd’hui dans une gouvernance autoritaire. La transition militaire, loin de restaurer l’État de droit, s’est traduite par la restriction des libertés, la répression des opposants et une incertitude croissante quant à l’avenir démocratique du pays. Aujourd’hui, le projet de nouvelle Constitution, pour lequel les Guinéens sont appelés à se prononcer par référendum le 21 septembre 2025, ouvre la voie à une élection de Mamadi Doumbouya, lui permettant de consolider son pouvoir, déjà renforcé depuis septembre 2021.