L'usage de la force et le droit d'asile passés au crible
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Texte par Mathilde Mase, responsable Programmes et plaidoyer Asile de l'ACAT-France, et Emilie Schmidt, responsable Programmes et plaidoyer France Sûreté et libertés de l'ACAT-France.
L’instance onusienne (lire Humains n° 27, p. 16) examinera la situation des droits humains en France lors de sa session de mai et adressera ensuite ses propres recommandations au gouvernement français.
Sollicitée dans le cadre de cet examen, comme d’autres ONG et associations de défense des droits, l’ACAT-France dresse plusieurs constats. Depuis 2017, les forces de l’ordre françaises peuvent recourir à la force armée dans cinq cas différents tels que décrits à l’article L.435-1 du Code de la sécurité intérieure. Le quatrième point justifie le recours aux armes à feu de manière préventive et sans condition d’actualité (sans danger immédiat), à l’inverse de la légitime défense. Or, il s’agit de la principale justification du recours aux armes létales. Les premiers mois qui ont suivi l’entrée en vigueur de cet article ont vu la multiplication des tirs policiers sur des véhicules. L’année 2022 a même établi un record avec 13 personnes tuées par des agents alors qu’elles se trouvaient dans un véhicule en fuite après un ordre de s’arrêter, selon les chiffres relevés par l’ACAT-France. Fait inquiétant, cinq d’entre elles n’étaient que passagères et ne représentaient donc pas un danger pour le tireur. Ces situations s’étant produites dans un cadre légal, il est d’autant plus difficile pour les victimes de contredire la version des forces de l’ordre et d’obtenir d’un juge qu’il se saisisse de ces affaires.
L'usage excessif de la force armée
La parole des forces de l’ordre pesant toujours plus que la parole des victimes, un agent arguant la légitime défense sera, dans la majorité des cas, relaxé sans investigation plus poussée. Par opposition aux armes à feu, car supposées non létales ou « à létalité réduite », les armes dites « intermédiaires » se sont fortement développées depuis les années 2000 (lire Humains n° 28, p. 12-13).
En France, les lanceurs de balles de défense (LBD) et les grenades à main de désencerclement (GMD) sont les armes de force intermédiaire les plus utilisées. Le caractère non létal des LBD a rendu leur utilisation banale et courante : en 2021, on décompte 2 842 utilisations de LBD par la police avec 6 884 munitions tirées. Les autorités ont d’ailleurs la plus grande difficulté à reconnaître les dégâts occasionnés par ces armes et le nombre de blessés est régu¬lièrement sous-estimé. Pourtant, il ne cesse d’augmenter. Entre 2000 et 2019, l’ACAT-France a recensé au moins 71 personnes grièvement blessées, pour la plupart au visage, alors même que la doctrine d’utilisation du LBD l’interdit formellement.
Une justice inacessible
La prévention de mauvais traitements suppose en premier lieu que les agissements constatés soient dûment sanc¬tionnés, afin de prévenir l’impunité. Pourtant, d’après les observations de l’ACAT-France, les affaires mettant en cause un usage illégal de la force aboutissent rarement à des condamnations. Cela s’explique notamment par la difficulté d’obtenir une enquête pleinement effective dans ces affaires.
Pour les cas les plus graves, les enquêtes sont confiées à des services d’inspection interne : l’inspection générale de la police nationale (IGPN) ou de la gendarmerie nationale (IGGN). Sinon, dans l’immense majorité des cas, les investigations sont confiées aux services de police ou de gendarmerie eux-mêmes. Dans les deux cas, il n’existe pas de pleine indépendance institutionnelle. L’IGPN et l’IGGN sont en effet des corps d’inspection interne composés de policiers ou gendarmes sous la tutelle directe des directions de police ou de gendarmerie, et dont l’impartialité est questionnée. Dans le second cas, la question de l’indépendance est encore plus problématique, puisque, de fait, des agents de police ou de gendarmerie peuvent être amenés à enquêter sur des faits mettant en cause leurs propres collègues.
Enfin, dans les rares cas où les enquêtes mènent à des condamnations, celles-ci ne sont guère proportionnées à lagravité des faits lorsqu’il s’agit de violences policières. Elles excèdent rarement l’emprisonnement avec sursis, y compris lorsque les agents ont été reconnus coupables d’homicide involontaire ou de violences volontaires aggravées.
Ainsi, dans l’affaire Amadou Koumé, décédé en mars 2015 lors de son interpellation par des agents de police, les trois policiers poursuivis ont été reconnus coupables d’homicide involontaire et ont été condamnés à 15 mois de prison avec sursis par le tribunal correctionnel de Paris le 19 septembre 2022. Si le tribunal a reconnu une série de manquements et de fautes commises par les agents, il ne les a néanmoins condamnés qu’à une peine d’emprisonnement avec sursis sans interdiction d’exercer la profession ou sanction dis-ciplinaire a minima. Le chemin des victimes de violences policières vers la réparation est un long parcours que l’im¬punité policière continue de complexifier.
Le droit d'asile en danger
Le droit d’asile, garanti par le droit international et européen, implique de protéger les personnes ayant fui leur pays en raison des risques de persécutions encourus. Lors du dernier Examen périodique universel de la France, en avril 2018, 13 États lui avaient adressé des recommandations sur le respect des droits des demandeurs d’asile et l’amélioration des procédures.
Pourtant, le 10 septembre 2018, la France a adopté l’une des plus dures réformes en matière de droit des étrangers. Présentée comme un texte équilibré entre fermeté et humanisme, visant à améliorer l’accueil et l’intégration et à rendre le droit d’asile plus effectif, elle a surtout permis d’accélérer encore le traitement des demandes d’asile, au détriment des garanties procédurales et des conditions d’accueil dont doivent bénéficier les exilés pour être en mesure de faire valoir leurs craintes de persécutions en cas de retour dans leur pays d’origine.
Cette loi avait pour premier objectif de raccourcir la durée des procédures d’asile à six mois, au prétexte de « décourager les demandes étrangères à un besoin de protection » et de lutter contre « la saturation du dispositif d’hébergement des demandeurs d’asile ». Quitte à priver les demandeurs d’un certain nombre de garanties. Pour beaucoup d’exilés qui, ayant fui la guerre ou de graves persécutions, ont besoin de temps pour se soigner, physiquement et psychologiquement, pour trouver un hébergement digne, mais aussi pour être informés et conseillés sur leurs droits, un délai d’instruction réduit à six mois est extrêmement court et diminue drastiquement leurs chances de se voir reconnaître le statut de réfugié. D’autant plus que, depuis un décret du 30 décembre 2019, les demandeurs d’asile doivent attendre de pouvoir justifier de trois mois de présence en France avant de bénéficier d’une assurance santé pour la prise en charge de leurs soins médicaux.
En outre, en 2021, seule la moitié d’entre eux disposaient d’un hébergement au sein du dispositif national d’accueil de l’Office français de l’immigration et de l’intégration (Ofii), l’autre moitié devant se loger par ses propres moyens ou survivre dans la rue dans des conditions indignes.
Le recours aux procédures accélérées
Les demandes d’asile peuvent être traitées en procédure accélérée dans 12 cas de figure différents, révélateurs d’une suspicion à l’encontre des demandeurs, et représentaient en 2021 45,9 % des demandes enregistrées par l’Office français de protection des réfugiés et des apatrides (Ofpra). En particulier, le concept de « pays d’origine sûr » permet à la France de présumer de manière arbitraire du caractère moins fondé d’une demande d’asile individuelle sur la seule base de la nationalité du demandeur.
La loi de 2018 a aussi réduit de 120 à 90 jours le délai dont dispose un exilé pour enregistrer sa demande d’asile en procédure normale une fois arrivé en France. Cette règle repose sur le préjugé selon lequel une demande tardive serait nécessairement abusive, alors même qu’un certain nombre d’exilés ont simplement besoin de temps à leur arrivée en France pour prendre connaissance de la procédure à suivre, d’autant plus quand ils sont confrontés à la barrière de la langue.
Le recours accru à ces procédures est problématique. Ainsi, le délai d’instruction d’une demande d’asile auprès de l’Ofpra en première instance passe de trois mois en procédure normale à 15 jours en procédure accélérée, et celui d’un recours auprès de la Cour nationale du droit d’asile (CNDA) de cinq mois à cinq semaines.
De plus, le recours n’est examiné que par un juge unique au lieu d’un collège de trois juges, dont un nommé par le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés. Cette procédure n’ouvre pas droit à l’hébergement et à l’allocation pour les demandes dites tardives et les réexamens et, en cas de recours, pour les demandeurs originaires de pays sûrs. Ces derniers peuvent en outre se voir notifier une Obligation de quitter le territoire français (OQTF), sans attendre que leur recours devant la CNDA ait fait l’objet d’une décision définitive.
Dans ces conditions, la France ne peut affirmer que l’examen des demandes d’asile en procédure accélérée offre les mêmes garanties qu’en procédure normale, d’autant plus pour des personnes aux parcours individuels complexes ou ayant subi de graves traumatismes, peu compatibles avec un traitement aussi rapide.
Le droit d’asile est un droit fondamental qui ne peut s’exercer dans l’urgence.