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Les enjeux de la compétence universelle

Un Rwandais jugé pour génocide à Paris ou à Montréal, un Afghan condamné au Royaume-Uni pour crimes de guerre, un dictateur tchadien poursuivi au Sénégal pour tortures… Comment des tribunaux peuvent-ils juger des crimes commis à des milliers de kilomètres de chez eux ?
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Un Rwandais jugé pour génocide à Paris ou à Montréal, un Afghan condamné au Royaume-Uni pour crimes de guerre, un dictateur tchadien poursuivi au Sénégal pour tortures et crimes contre l’humanité… Comment des tribunaux peuvent-ils juger des crimes commis à des milliers de kilomètres de chez eux ?

L’idée peut paraître curieuse. Traditionnellement, il faut un lien de rattachement. Par exemple, un tribunal français pourra juger une affaire, au minimum si la victime ou la personne poursuivie est française ou si le crime a été commis sur le territoire français.

Une soif de justice universelle

La réponse se trouve dans une soif de justice universelle qui s’est mise en place depuis les procès de Nuremberg après la Seconde Guerre mondiale. Les pires crimes ont jalonné la deuxième moitié du 20e siècle et le début du 21e siècle. Tortures, exécutions et disparitions forcées en Argentine sous la dictature militaire, crimes contre l’humanité sous le régime des Khmers rouges au Cambodge, génocide au Rwanda, crimes de guerre en Syrie en 2014…

Une justice internationale a vu le jour progressivement et une Cour pénale internationale a été créée en 1998. Mais les juridictions internationales ne peuvent juger qu’une partie infime des responsables de ces crimes.

Face à cette situation, la communauté internationale a considéré que les justices nationales devaient pouvoir juger ces crimes au-delà de leurs frontières, observant qu’ils étaient d’une gravité si exceptionnelle qu’ils touchaient l’ensemble des citoyens. Une compétence universelle des tribunaux nationaux pouvait ainsi contribuer à détruire le mur d'impunité derrière lequel les bourreaux s'abritaient pour couvrir leurs crimes.

Les autorités israéliennes, aujourd’hui principales détractrices de cette justice universelle, ont été parmi les premières à l’initier, en 1961, lors du procès Eichmannn. La Cour suprême du pays déclarait que « le droit de l’État d’Israël à châtier l’accusé provient d’une source universelle ‑ patrimoine de toute l’humanité ‑ qui donne le droit de poursuivre en justice et châtier les crimes de cette nature et de ce caractère, parce qu’ils frappent la communauté internationale […], l’État qui agit, juridiquement, le fait au nom de la communauté internationale. »

Le devoir de chaque État de juger les responsables de crimes internationaux

Cette compétence universelle n’a cessé de se développer à la faveur de conventions internationales : les conventions de Genève de 1949 concernant les crimes de guerre, la Convention des Nations unies de 1984 contre la torture, celle de 1948 contre le génocide… Mais son application a été négligée, jusqu’en 1998 où l’emblématique arrestation à Londres du Général chilien Augusto Pinochet l’a remise en lumière. L’Espagne avait demandé son extradition pour le juger sur le fondement de la compétence universelle. La même année, le statut fondateur de la Cour pénale internationale était adopté par 120 États affirmant leur détermination « à mettre un terme à l'impunité des auteurs de[s] crimes [les plus graves] » et rappelant le « devoir de chaque État de soumettre à sa juridiction criminelle les responsables de crimes internationaux ».

Il appartient donc aujourd’hui à l’ensemble des États du monde de partager la responsabilité de mettre fin à l’impunité pour les pires crimes. Tous doivent travailler de concert pour punir les tortionnaires, les génocidaires, les criminels de guerre et les auteurs de disparitions forcées et de crimes contre l’humanité. La compétence universelle (ou extraterritoriale) doit ainsi permettre à un juge national de juger ces actes quelle que soit la nationalité de l’auteur, celle de la victime ou le lieu où a été commis le crime.

35 procès fondés sur la compétence universelle ont abouti à de lourdes condamnations

Même si le développement de cette compétence universelle est relativement récent et demeure limité, de nombreux pays y recourent aujourd’hui : Allemagne, Belgique, Canada, Danemark, Espagne, États-Unis, Finlande, France, Norvège, Pays-Bas, Royaume-Uni, Suède, Suisse... Ce mécanisme ne se limite pas aux pays occidentaux puisque, par exemple, l’Afrique du Sud, l’Argentine ou le Sénégal instruisent également des affaires. Trente à 35 procès ont été menés à terme dans ces pays et ont abouti, en large majorité, à de lourdes condamnations des personnes poursuivies.

Un ancien seigneur de guerre afghan, Faryadi Sarwar Zardad a été jugé et condamné au Royaume- Uni à 20 ans de prison pour crimes de guerre. Aux États-Unis, Chuckie Taylor, fils de l’ancien président du Liberia condamné pour crimes de guerre par un tribunal international, a été condamné à 97 ans de prison pour des actes de torture commis au Liberia. Plusieurs pays ont condamné pour la première fois, en 2014, des crimes de génocide en vertu de la compétence universelle : en Allemagne, au Canada, en France ou en Suède, des Rwandais ont été condamnés pour leur implication dans le génocide commis il y a 20 ans à des peines allant de 14 ans de prison à la perpétuité.

Une centaine de procédures similaires ouvertes dans le monde

Il existe actuellement plus d’une centaine de procédures ouvertes dans le monde. Des dizaines d’affaires concernent la responsabilité de Rwandais dans le génocide de 1994. L’Espagne, qui a été à l’avant-garde de la compétence universelle, se retrouve dans la position inverse aujourd’hui : une juge argentine lui demande d’extrader des responsables de la police espagnole accusés d’avoir torturé des opposants sous le régime de Franco. Des victimes ont déposé plainte en 2010 à Buenos Aires en recourant à la compétence universelle en raison de l’impunité qui prime en Espagne à la suite des lois d’amnistie.

De la même façon, une procédure est actuellement en cours aux États-Unis à l’encontre de l’ancien président bolivien et de son ex-ministre de la Défense pour une répression sanglante menée en 2003 en Bolivie. Les tribunaux sud-africains sont également en train d’examiner des actes de torture et des crimes contre l’humanité commis au Zimbabwe en 2007.

De nombreuses avancées dans ces affaires de compétence universelle résultent de la création récente d’unités spécialisées dans les enquêtes et les poursuites de crimes internationaux. Aux Pays-Bas, cette section spéciale comporte 35 enquêteurs chargés d’examiner ce type d’affaire et d’arrêter des criminels de guerre. Ces procédures apportent un grand espoir aux victimes qui ne parviennent pas à faire aboutir ce type de procès dans leur pays où les responsables sont souvent protégés et bénéficient  d’une impunité. Ce type de procédure est cependant compliqué, souvent traumatisant, voire dangereux. Dans un procès qui s’est achevé en juin 2014 et qui a abouti à la condamnation, en Suisse, d’un ancien chef de la police du Guatemala pour des exécutions extrajudiciaires, un avocat et un témoin ont été assassinés et la seule plaignante, mère d’une des victimes, mise gravement en danger.

Une compétence universelle sous pression

De plus en plus de moyens sont donnés aux enquêtes et aux poursuites sur le plan national, développant une pratique et une jurisprudence permettant de lutter contre l’impunité. Toutefois, à la suite de pressions, plusieurs autorités politiques ont considérablement restreint la compétence universelle. Le Royaume-Uni a modifié sa loi en 2010 après des pressions israéliennes à la suite de risques d’arrestations de hauts responsables. En mai 2014, le gouvernement britannique a créé de toutes pièces un statut d’immunité spéciale pour empêcher toute poursuite judiciaire à l’encontre de Tzipi Livni, ministre de la Justice israélienne de passage à Londres, contre qui un mandat d’arrêt a été lancé par la justice britannique pour crimes de guerre.

L’Espagne, qui était le pays le plus avancé en termes de juridiction universelle, a également avalé des couleuvres diplomatiques avec la Chine avant de limiter la compétence de ses tribunaux pour les crimes internationaux. Depuis 2006, des juges d’instruction enquêtaient sur des crimes contre l’humanité, génocides et tortures au Tibet. À la suite de mandats d’arrêt délivrés en février 2014 contre cinq ex-dirigeants chinois, la Chine a menacé de mettre fin à son partenariat économique avec l’Espagne. « Profondément mécontente », elle déclarait espérer que le « gouvernement espagnol saurait régler comme il se doit cette question ». Deux semaines plus tard, l’Espagne votait sa loi limitant la compétence universelle. Ces affaires chinoises ont dû être classées sans suite, soulevant une fronde de la magistrature espagnole.

La compétence universelle et la justice ne doivent pas être utilisées à géométrie variable en fonction de paramètres géographiques, raciaux ou de risques diplomatiques et économiques. Face aux pires crimes qui existent, personne ne peut être au-dessus des lois.

Christine Laroque, responsable Asie/Russie à l'ACAT @Chrislaroque

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