« On ne peut pas construire la paix sans justice » : Interview par l’ACAT de Denis Mukwege, gynécologue et prix Nobel de la paix 2018
Prix Nobel de la paix 2018, le docteur Denis Mukwege – qui soigne des victimes de violences sexuelles utilisées comme arme de guerre – se bat contre l’impunité des crimes commis en RDC entre 1993 et 2003. Il revient sur le rapport «Mapping», enterré par la communauté internationale.
Qu’est-ce que le rapport « Mapping » ?
Denis Mukwege : Ce rapport a été diligenté par le Haut-Commissariat des droits de l’homme aux Nations unies (HCDH), réalisé par des experts de l’ONU et publié en 2010. Il détaille les exactions commises en République démocratique du Congo (RDC) entre mars 1993 et juin 2003, les noms des victimes et des auteurs, les lieux où ces violations ont eu lieu, etc. Il reconnaît qu’il y a eu des crimes de masse en RDC, qui peuvent être qualifiés de crimes de guerre, de crimes contre l’humanité et potentiellement de crimes de génocide, ce qui est très grave. On ne peut pas être indifférent à ce type de qualification, mais cela fait 10 ans que ce rapport reste dans les tiroirs de l’ONU.
Quelles étaient les recommandations phares ?
D.M. : L’une des recommandations envisageait de créer un tribunal pénal international pour la RDC car entre 1993 et 2003, il y avait sept armées en RDC [dont celles de l’Angola, du Burundi, de l’Ouganda et du Rwanda, ndlr] et des groupes armés étrangers. En plus des bourreaux congolais, il y avait donc aussi des bourreaux étrangers. Malheureusement, ce tribunal pénal international pour la RDC n’a pas été créé, mais l’ancien président de la République, Joseph Kabila, a promis d’instaurer des chambres mixtes spécialisées qui réuniraient des magistrats congolais et des magistrats étrangers, dans un souci d’indépendance. Là encore, ces chambres mixtes n’ont pas vu le jour, alors qu’il y a un véritable besoin de justice en RDC.
Pourquoi est-ce important de se mobiliser pour que ce rapport soit pris en compte ?
D.M. : Les crimes dont on parle ont commencé en 1993, mais ils se poursuivent encore aujourd’hui. Si vous lisez le rapport « Mapping », vous verrez qu’il y a des personnes qui ont commis des crimes graves et qui ont quand même gravi les échelons par la suite, que ce soit dans l’administration, dans l’armée, dans la police, etc. Aujourd’hui, ce sont eux qui dirigent en partie la RDC et ils commettent encore des crimes, ce qui entretient un cycle de violence qui ne fait que se perpétuer. Nous pensons que la seule façon de casser ce cercle vicieux, c’est de faire intervenir la justice. Depuis 20 ans, il y a une répétition des crimes qui sont à chaque fois commis par les mêmes auteurs et les mêmes instigateurs. De plus, la justice permet de préserver le contrat social au sein d’une société. Une société où il n’y a pas de justice, où l’impunité règne, c’est une société où personne ne sait ce qu’il peut faire et ce qu’il ne peut pas faire, et donc c’est une société chaotique. Enfin, la justice permet de garantir les valeurs morales d’une société. Aujourd’hui, en RDC, ces valeurs ont été remplacées par une mauvaise gouvernance marquée par la corruption.
Félix Tshisekedi a été élu président de la République en janvier 2019. Cette alternance représente-t-elle une opportunité ?
D.M. : Il faut quand même préciser que si le président a changé, le système reste le même. Félix Tshisekedi n’a la main ni sur l’Assemblée nationale, ni sur le Sénat, ni sur les gouverneurs de provinces et les assemblées provinciales, ni même sur l’armée, la police ou l’intelligentsia. En réalité, sa marge de manœuvre est très limitée par le fait que l’ancien président, Joseph Kabila, s’est arrangé pour conserver une partie considérable du pouvoir [voir « Quel changement politique en RDC ? », Humains n°11 / mai-juin 2019, ndlr]. Il est vrai que Félix Tshisekedi dispose de prérogatives qui peuvent lui permettre de changer les choses. Il faut qu’il soit courageux, qu’il croie en ses actions et en sa capacité à agir.
La communauté internationale ne se mobilise pas pour appliquer les recommandations du rapport « Mapping ». Peut-il y avoir un sursaut ?
D.M. : C’est effectivement le sentiment que j’ai, mais cela ne décourage pas l’activiste des droits humains que je suis. En RDC, on a sacrifié la justice sur l’autel de la paix et finalement, nous n’avons ni l’un ni l’autre. C’est pourquoi la communauté internationale doit comprendre qu’on ne peut pas construire la paix sans justice. J’appelle à une mobilisation de tous celles et ceux qui sont engagés dans la lutte contre l’impunité afin que, pour les dix ans du rapport « Mapping » en 2020, les Nations unies suivent ses recommandations. La mobilisation doit avoir lieu en RDC, mais aussi en France et ailleurs. Il faut rappeler au monde qu’on ne peut pas continuer à dépenser de l’argent pour faire la paix tout en oubliant ce qu’il y a de plus important : la justice.
Comment les Français peuvent-ils vous soutenir ?
D.M. : Beaucoup de gens ne connaissent pas le rapport « Mapping », c’est pourquoi il faut en parler et sensibiliser. Les autorités congolaises sont en train de jouer sur la mémoire en espérant que l’on finisse par l’oublier. Mais les victimes des violences n’oublient pas et quand je parle avec ces femmes victimes, cela me rappelle à quel point la justice doit être rendue. Il faut demander aux autorités françaises d’exiger du Conseil de sécurité qu’il suive les recommandations du rapport « Mapping ». Aujourd’hui encore, des femmes, des enfants et même des bébés sont quotidiennement violés en RDC pour un minerai, le coltan. Je pense que la mobilisation des Français pourrait amener leurs autorités à agir.
Version en PDF : https://www.acatfrance.fr/public/regard-rdc-mag-h12-web.pdf