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Un poète critique du régime
Le 16 février 2022, dans le journal pro-gouvernement en ligne Taarifa, le porte-parole du RIB a annoncé les premières conclusions de leur enquête sur la disparition d’Innocent Bahati, dont les proches étaient sans nouvelles depuis le 7 février 2021. Le RIB indique détenir des preuves qu’Innocent Bahati est parti en Ouganda, où il avait des contacts réguliers avec des groupes « anti-Rwanda ». Selon le porte-parole du RIB, le poète collaborait avec des mouvements hostiles au gouvernement rwandais basés à l’étranger et qu’il est possible qu’il ait quitté l’Ouganda pour un autre pays. Ces déclarations n’ont pas fait l’objet, dans les jours, semaines et mois suivants, de précisions supplémentaires ni de déclaration officielle ni de publication du rapport public d’enquête du RIB. Officiellement, l’enquête est en cours et Innocent Bahati reste introuvable : une manière de « botter en touche » sur une affaire de possible disparition forcée d’un citoyen rwandais ayant déjà fait l’objet d’une brève disparition forcée au cours de l’année 2017.
Après avoir critiqué sur Facebook la décision gouvernementale de déplacer le campus de l’Institut supérieur pédagogique de Kigali à Rukara, dans l’est du pays, Innocent Bahati avait subitement disparu durant plusieurs jours. Il était alors réapparu en garde à vue dans un poste de police où il avait été emprisonné, sans inculpation, pendant trois mois avant d’être libéré après une ordonnance d’un tribunal.
Dans sa dernière composition poétique publiée le 10 janvier 2021 et intitulée Mfungurira (« Nourris-moi »), Innocent Bahati évoquait la situation difficile des jeunes chômeurs au Rwanda malgré leurs diplômes alors que le pays connait un taux de croissance économique parmi les plus élevés au monde.
Toute critique publique à l’encontre des autorités au Rwanda peut être considérée comme une forme de dissidence et durement réprimée par les organes de sécurité. De nombreuses disparitions forcées ont été enregistrées au Rwanda ces dernières années. Dans le cas où les personnes ne réapparaissent en détention, les autorités rwandaises respectent très rarement leurs obligations d’enquêter de façon approfondie sur les cas de disparition. Les enquêtes entreprises par le RIB manquent de transparence laissant planer le doute sur leur indépendance et leur impartialité. Il semble en être aujourd’hui de même en ce qui concerne Innocent Bahati, dont les proches continuent à demander la vérité sur son sort.
Contexte
Qui est Innocent Bahati ?
Innocent Bahati, 31 ans au moment de sa disparition, est né à Nyagatare, dans le nord-est du Rwanda. Après des études au Kigali Institute of Education, il devient assistant pédagogique à la prestigieuse Green Hills Academy à Kigali. Il commence à publier ses poèmes en 2013 alors qu’il est encore étudiant. En 2016, il remporte le concours de poésie « Kigali vibrates with poetry » avec son poème Rubebe, qui raconte les lamentations d’un jeune orphelin qui s’adresse à Dieu. Ce succès d’estime lui permet de toucher rapidement un public plus large et sa poésie humaniste commence à devenir populaire. Les poèmes qu’il récite, parfois en musique, dans des vidéos publiées sur YouTube sont marqués par les valeurs humanistes et traitent de problèmes sociaux et de la perte des repères au sein de la société rwandaise. Dans Urwandiko rwa bene Gakara (avril 2020), il évoque le confinement liée au COVID-19 et de impact sur la société. Dans le poème Muvunyi (juin 2020), il s’adresse à son fils, qui n’est pas encore né, et lui parle des valeurs de droiture et de bravoure, tout en critiquant les dérives de la société rwandaise contemporaine qui privilégie le développement matériel au détriment de l’humain. Dans son dernier poème Mfungurira (janvier 2021), il parle de la pauvreté grandissante au Rwanda.
Disparition d’Innocent Bahati et suspicion d’enlèvement par le régime
Le 7 février 2021, Innocent Bahati se rend dans le Sud du pays, dans le district de Nyanza, pour faire des recherches en vue de produire un nouveau poème. Sur place, il reçoit un appel d’une personne non identifiée lui demandant de la rencontrer dans un hôtel de la région. C’est le dernier endroit où il sera vu en compagnie de cette personne. Il ne rentrera jamais à Kigali. Lorsque ses proches essayent de le joindre, ses téléphones portables sont éteints. Après deux jours d’attente et de recherche infructueuse, ses amis saisissent le RIB qui ouvre officiellement une enquête. Peu de temps après, un porte-parole du RIB déclare publiquement que le poète n'est pas sous la garde de l'agence.
Les proches d'Innocent Bahati pensent que sa disparition est liée à sa poésie critique.
Le 21 mars 2021, lors de la journée mondiale de la poésie, aucun poète rwandais n’ose mentionner le nom d’innocent Bahati. Edouard Bamporiki, secrétaire d’État rwandais en charge de la culture, prononce un discours sur l’utilisation de la poésie : « Celui qui n’a rien à perdre peut dépasser les bornes, et celui qui n’a pas de garde-fou se perd. Lorsque la poésie fait fausse route, elle entraine le public avec. C’est pour cette raison que je vous demande d’oublier les difficultés que la poésie rwandaise a connues ces derniers temps, mais plutôt de faire notre part pour conseiller et réprimander ceux des nôtres qui s’écartent du droit chemin ». Ces propos glaçants alors que le poète Innocent Bahati est porté disparu sonne comme une mise en garde contre la prise de liberté des poètes au Rwanda.
Mobilisation de plusieurs ONG et intellectuels
Dès mars 2021, les organisations PEN International et Human Rights Watch (HWR) affirment publiquement craindre qu'Innocent Bahati ne soit victime d'une disparition forcée au Rwanda et exhortent les autorités rwandaises à rendre compte de l'endroit où il se trouve et de son état de santé et, s'il est détenu par l'État, à le libérer sans condition ou à l'inculper en audience publique. Le 19 mars 2021, HRW adresse un courrier au ministre rwandaise de la Justice pour lui communiquer des informations sur cette disparition. Le 30 mars 2021, HRW indique que cette disparition « devrait être considérée comme suspecte » évoquant un « schéma de disparitions mystérieuses de détracteurs du gouvernement au Rwanda ». Le lendemain, 31 mars 2021, PEN International met en ligne sur Internet une pétition à l’endroit du président rwandais.
Le 7 février 2022, face à l’absence d’avancée, l’organisation PEN International adresse au président Paul Kagame une lettre ouverte, signée par plus de 300 écrivains du monde entier dont la célèbre romancière canadienne Margaret Atwood, l’écrivain indien Salman Rushdie ou encore le Sud-Africain John M. Coetzee : « En tant qu'écrivains, poètes et artistes, nous avons des raisons légitimes de croire que la disparition d'Innocent Bahati est liée à sa poésie et à son expression critique sur les questions touchant la société rwandaise ».
Dans les jours suivants, le porte-parole du RIB indique dans divers médias, notamment sur RFI, que les conclusions de l’enquête sur la disparition d’Innocent Bahati devraient être rendues publiques d'ici une semaine ou deux. Finalement, il n’en est rien… Au cours de la même période, des messages venant de la galaxie pro-gouvernementale commencent à discréditer Innocent Bahati et à remettre en doute sa probité afin de nuire à son image et le rendre impopulaire afin de justifier sa probable disparition forcée et invalider les demandes de justice et de responsabilité en son nom.
Le 26 avril 2022, diverses sections de PEN International en Afrique réitèrent publiquement dans une lettre ouverte leur appel aux autorités rwandaises pour qu'elles mènent une enquête approfondie et publient officiellement leurs conclusions sur la disparition du poète Innocent Bahati. Dans ce courrier, elles indiquent noter « avec inquiétude la fréquence des commentaires désinvoltes des représentants du gouvernement rwandais sur la disparition de Bahati depuis le moment où elle a été signalée pour la première fois le 9 février 2021 ; des affirmations non fondées sur l'endroit où il se trouve et des promesses vides que les conclusions des enquêtes prétendument en cours seraient rendues publiques ».
De nombreuses autres disparitions forcées survenues au Rwanda
Les disparitions forcées de détracteurs des autorités en place au Rwanda sont courantes dans le pays mais également à l’étranger et ce depuis de nombreuses années. Il s’agit majoritairement de membres de l’opposition, d’artistes et de journalistes ayant exprimé, de manière non violente, des points de vue divergents sur des questions d'intérêt public ou ayant critiqué la politique du gouvernement rwandais.
De manière plus récente, la répression touche des citoyens lambda devenus populaires sur les réseaux sociaux ou sur YouTube à la suite de vidéos critiquant les politiques publiques menées au Rwanda sur des questions d’actualité.
Les autorités rwandaises enquêtent rarement de manière crédible et efficace sur les disparitions forcées et sur les morts suspectes de détracteurs survenus sur le territoire rwandais. Aucune responsabilité n’est établie dans ce genre d’affaires. Cette impunité généralisée a instauré dans le pays un climat de peur au sein de la population ainsi qu’une forme d’autocensure globalisée sur certains sujets sensibles.
Qu'est-ce que le crime de disparition forcée ?
Selon l’article 2 de la Convention internationale pour la protection de toutes les personnes contre les disparitions forcées, on entend par disparition forcée : « l'arrestation, la détention, l'enlèvement ou toute autre forme de privation de liberté par des agents de l'État ou par des personnes ou des groupes de personnes qui agissent avec l'autorisation, l'appui ou l'acquiescement de l'État, suivi du déni de la reconnaissance de la privation de liberté ou de la dissimulation du sort réservé à la personne disparue ou du lieu où elle se trouve, la soustrayant à la protection de la loi ». Dans une telle situation, la personne disparue est soustraite à la protection de la loi, elle ne peut pas faire valoir ses droits devant la justice ni bénéficier des garanties légales. Elle se retrouve vulnérable à d'autres violations des droits humains, notamment le risque de torture et d’exécution sommaire.
Le Rwanda et la Convention contre les disparitions forcées
La Convention internationale pour la protection de toutes les personnes contre les disparitions forcées est un instrument international relatif aux droits humains des Nations unies. Elle a été adoptée par l'Assemblée générale des Nations unies le 20 décembre 2006, puis est entrée en vigueur le 23 décembre 2010. À ce jour, 68 États l'ont ratifiée et 98 l’ont signée.
Au cours du troisième cycle de l’Examen périodique universel (EPU) du Rwanda, de nombreux États ont, en mars 2021, fait part de leurs préoccupations concernant le nombre important de disparitions forcées survenues au Rwanda et encouragé ce dernier à ratifier la Convention internationale pour la protection de toutes les personnes contre les disparitions forcées. En mai 2021, le Rwanda a indiqué ne pas souscrire à cette recommandation.
Les obligations légales du Rwanda en cas de disparitions forcées
L'interdiction absolue des disparitions forcées fait partie du droit international coutumier.
L’acte de disparition forcée n'est pas défini comme un crime au regard du droit national, bien que le Code pénal de 2018 reconnaisse les disparitions forcées comme l'un des actes qui peuvent constituer un crime contre l'humanité (article 94), conformément au Statut de la Cour pénale internationale (CPI), auquel le Rwanda est parti.
Le Code pénal rwandais interdit l'enlèvement et la détention illégale et spécifie qu'il s'agit d'une infraction lorsque des agents de l'État sont impliqués dans des atteintes à la liberté individuelle. Lorsque des agents de l'État sont au courant de la privation illégale de la liberté d'une personne et qu’ils omettent d’aider ou de se faire aider par une autorité compétente pour y mettre fin, cela constitue une infraction. Le Code pénal rwandais stipule que tout agent de l'État qui met ou maintient une personne en détention sans un ordre juridique est passible d’une peine d'emprisonnement égale à la durée de la détention illégale de la personne.