Avec les Jeux olympiques, la France a pris un virage sécuritaire inquiétant reposant sur la surveillance de masse. Entretien avec Félix Tréguer, membre de La Quadrature du Net, association de promotion et de défense des libertés fondamentales dans l’environnement numérique, qui lutte contre la censure et la surveillance, qu’elles proviennent d’États ou d’entreprises privées.
Qu’est-ce que le programme Technopolice de La Quadrature du Net ?
LQDN : L’initiative Technopolice résulte d’une urgence qui nous a sauté aux yeux fin 2017. À l’époque, on prend connaissance dans la presse du projet d’Observatoire Big Data à Marseille, un prototype de police prédictive poussé par la ville. On a fait une première demande d’accès aux documents administratifs, et on a compris que quelque chose se passait. C’était une période où les médias parlaient de la reconnaissance faciale en Chine, de la police prédictive aux États-Unis, mais éludaient complètement le fait que de nouvelles technologies policières étaient en train de s’établir en France. C’était vrai aussi des organisations de défense des droits comme la nôtre. Il fallait réagir.
L’enjeu de cette campagne a donc été de mettre en place une suite d’outils et quelques méthodes facilement reproductibles pour documenter ces projets – à l’image des demandes d’accès aux documents administratifs, les « demandes CADA » – et de construire des analyses et des argumentaires pour tenter de souligner leurs dangers et tous les enjeux politiques et juridiques qu’ils soulèvent. On a donc rédigé un manifeste signé par plusieurs autres groupes pour expliquer le sens de notre opposition à ces déploiements, on a mis en place plusieurs de ces outils, notamment un forum public qui permet à des citoyens, des chercheurs, des journalistes de collaborer, d’échanger, de faire de la veille, de partager le fruit de leurs recherches pour documenter ces projets.
Outre la documentation, l’objectif était aussi de permettre à des collectifs locaux de s’organiser, d’agir localement tout en ayant un espace commun où échanger sur les stratégies, sur les arguments à mobiliser.
Que peut-on attendre des Jeux Olympiques (JO) en termes de surveillance, des modifications législatives sont-elles à prévoir ?
LQDN : Les JO constituent un gigantesque accélérateur de surveillance en France : relèvement du quota des interceptions de communications par les services de renseignement, criblage de près d’un demi-million d’individus via le passage en revue de fichiers de police, retour du QR code pour contrôler les déplacements alors que près des deux tiers du territoire de la capitale risque d’être interdit à la circulation à un moment des Jeux, de nombreuses zones soumises à un régime anti-terroriste avec « périmètres de sécurité » et barrages filtrants, un vaste recours aux drones de surveillance, développements de nouveaux programmes de surveillance des réseaux sociaux au ministère de l’Intérieur, et enfin – ce qui nous inquiète le plus –, expérimentation de la vidéosurveillance algorithmique (VSA).
Sur la base de la loi relative aux JO du 19 mai 2023, les préfectures pourront ainsi utiliser des algorithmes visant à détecter huit types de situations, dans et aux abords des lieux accueillant du public et des réseaux de transport. Franchir une ligne, marcher à contre-sens ou faire partie d’une « densité trop importante de personnes » pourront conduire à des signalements automatiques à destination de la police, dans les centres où sont visionnés les images de vidéosurveillance. Qu’on ne s’y trompe pas : le danger ne réside pas tant dans ces quelques usages limités que dans l’élargissement programmé des cas d’usage et, à terme, le projet d’une surveillance systématique et généralisée de l’espace public. Car les promoteurs de la VSA sont déjà en train de pousser à cet élargissement via des propositions législatives. C’est pourquoi, en lien avec nos camarades organisés localement et toutes les personnes qui voudront se joindre à nous, nous relançons une campagne pour faire obstacle à cette légalisation.
On peut donc craindre une pérennisation des mesures exceptionnelles prises dans le cadre des JO. Avez-vous des exemples de mesures devenues pérennes à la suite de tels évènements ?
LQDN : En France, les exemples ne manquent pas. À notre connaissance, de l’accès aux données de connexion par la police aux boîtes noires de la loi renseignement, en passant par les mesures d’état d’urgence anti-terroriste passées dans le droit commun en 2023, la totalité des mesures de surveillance d’abord adoptées à titre temporaire ou expérimental ont été pérennisées. Il en ira sans doute de même avec la VSA si, collectivement, nous ne parvenons pas à l’empêcher.
Quant aux grands événements comme les JO, ils sont effectivement des moments d’exception qui servent à imposer des projets existants. Le chercheur Jules Boykoff compare ce phénomène à la « théorie du choc » dégagée par Naomi Klein, où les gouvernements utilisent une catastrophe ou un trauma social pour faire passer des mesures basées sur la privatisation et la dérégulation.
Ainsi, à titre d’exemple, le gouvernement brésilien a utilisé les JO de 2016 à Rio pour mener des opérations quasi militaires/violentes dans les favelas ou expulser des personnes de leur logement. De la même manière, pour les JO de Tokyo, le gouvernement japonais a utilisé cet évènement pour faire passer une loi « anti-conspiration » qui était en réalité voulue de longue date, les gouvernements nippons successifs ayant tenté à trois reprises de faire adopter une législation analogue. Cette loi a été très critiquée, notamment par les Nations Unies, au regard des atteintes aux libertés qu’elle créait et aux pouvoirs de surveillance qu’elle conférait à l’État.
Quelles sont les dérives possibles avec l’utilisation de ces nouvelles technologies ?
LQDN : Petit à petit, par l’intelligence artificielle et l’informatisation continue, ce sont des États policiers qui reprennent forme dans les régimes libéraux, avec des formes de normalisation puissantes, une gabegie d’argent public qui entretient l’industrie de la surveillance, et un primat donné aux approches policières, alors que ces approches techno-sécuritaires s’avèrent en réalité incapables d’apporter une vraie sécurité, de contribuer à une société plus juste, durable, apaisée. C’est toute cette idéologie et ces effets délétères qu’il nous faut combattre. Les formes de vie démocratique sont incompatibles avec un espace public saturé de technologies de surveillance.
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