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Analyse par Clément Boursin, responsable Programmes et plaidoyer Afrique de l'ACAT-France.
Les réactions, après les violences postélectorales d’août 2016, ne manquent pas. Le 4 novembre 2016, la Commission africaine des droits de l’homme et des peuples (CADHP), réunie à Banjul, en Gambie, adopte une Résolution sur la situation des droits de l’homme en République gabonaise, dans laquelle elle « exhorte le gouvernement de la République gabonaise à procéder à des enquêtes diligentes et impartiales sur les allégations de violations des droits humains et à s’assurer que les responsables de ces violations soient traduits et poursuivis en justice ». Le 11 novembre, le Réseau des organisations libres de la société civile pour la bonne gouvernance au Gabon (ROLBG), proche de l’opposition, rend public le Rapport de la société civile sur l’élection présidentielle du 27 août 2016 au Gabon, reprenant un certain nombre d’informations qui circulent sans toutefois apporter de preuves et de témoignages concrets sur les exactions commises.
Le 12 décembre, la mission d’observation électorale de l’Union européenne (MOE) rend public son rapport final consacré à l’élection présidentielle du 27 août 2016 lors d’une conférence de presse à Libreville. L’une de ses recommandations est de « conduire une enquête indépendante sur les violences électorales et les allégations des graves violations des droits de l’homme et des libertés fondamentales ». Le 2 février 2017, le Parlement européen adopte une résolution sur la « crise de l’État de droit au Gabon » dans laquelle il « considère que les résultats officiels de l’élection présidentielle manquent de transparence et sont extrêmement douteux, ce qui a pour effet de remettre en cause la légitimité du président Bongo ». Le Parlement européen « demande une enquête indépendante et objective sur les violences électorales et les allégations de violations graves des droits de l’homme et des libertés fondamentales, et souligne la nécessité de veiller à ce que tous les responsables soient traduits en justice ».
En France, à la suite des plaintes déposées, le parquet décide d’ouvrir une enquête le 20 avril 2017.
« Politique de l’autruche »
Dans un rapport soumis au Comité des disparitions des Nations unies, les autorités gabonaises indiquent qu’« aucune disparition ou plainte n’a été portée à la connaissance des autorités judiciaires ou de police ». Cette affirmation, qui sera réitérée par la représentante du Gabon aux Nations unies, Marianne Odette Bibalou Bounda, le 6 septembre 2017, lors de la session du Comité des disparitions forcées, est contredite par le président de ce comité, Emmanuel Decaux, qui parle alors d’une « politique de l’autruche », ajoutant : « Je comprends la volonté de tourner la page, encore faut-il avoir lu la page. » Au cours des débats, les autorités gabonaises avouent qu’aucune procédure judiciaire n’a été engagée du fait de l’absence de plaintes. En conclusion de cette session, le Comité des disparitions forcées rappelle aux autorités gabonaises qu’elles doivent mener sans tarder une « enquête exhaustive et impartiale » – même en l’absence de plainte formelle – et qu’elles doivent rendre publics ses résultats. Au Gabon, les proches de victimes n’ont pas porté plainte pour diverses raisons, dont l’une est la méfiance vis-à-vis des autorités judiciaires du pays, considérées comme inféodées au pouvoir exécutif.
Le 14 septembre 2017, le Parlement européen adopte une nouvelle résolution « sur la répression de l’opposition au Gabon » dans laquelle il considère que « les violences postélectorales d’août 2016 ont donné lieu à des arrestations, à des assassinats et à des disparitions forcées ». Le Parlement demande « la mise en place d’une enquête internationale, sous l’égide des Nations unies, sur les élections et les exactions qui ont été commises depuis ». Consciente de l’absence de volonté politique des autorités gabonaises d’établir la vérité et la justice pour les victimes d’août 2016, l’institution invite les instances européennes et leurs États membres à envisager des sanctions ciblées à l’encontre des responsables de ces violences. Mais cette résolution, non contraignante, ne fait pas l’objet d’un intérêt particulier des États européens. Ces derniers, en premier lieu la France, gardent le silence, tout comme les États africains.
Le 16 septembre 2017, le gouvernement gabonais annonce sur Radio France Internationale (RFI) la mise sur pied d’une « commission nationale chargée de mener des enquêtes » par la voix du Premier ministre, Emmanuel Issozé Ngondet, tout en excluant une enquête internationale. « Une manière de signifier : Circulez, il n’y a rien à voir, nous gérons », affirme l’ACAT-France dans une tribune publiée le 19 octobre. Pour cette organisation non gouvernementale, la CPI a vraisemblablement été utilisée par le gouvernement gabonais comme une action de diversion plutôt que comme un moyen de mener une véritable enquête.
« Nous nous en tiendrons à ce que dira la CPI »
Le 19 octobre 2017, dans le cadre du dialogue politique engagé entre l’Union européenne et le Gabon, la Délégation de l’Union européenne au Gabon insiste sur la nécessité d’une « enquête indépendante » pour « faire toute la lumière sur les violences postélectorales de 2016, afin de rétablir la réconciliation entre tous les Gabonais et garantir la stabilité durable du système démocratique ». La réponse des autorités gabonaises est cinglante : elles ne donneront suite « à aucune demande d’enquête internationale sur les violences postélectorales d’août et septembre 2016 autre que l’enquête en cours de la Cour pénale internationale », indiquent-elles. « Le Gabon a déjà pris l’initiative de saisir la juridiction internationale qu’est la CPI […]. Nous nous en tenons à cela », affirme le porte-parole du gouvernement gabonais, Bilie By Nze. « Nous nous en tiendrons à ce que dira la CPI », conclut-il. Dans la foulée, les autorités gabonaises interrompent le dialogue avec l’Union européenne.
Le 7 novembre 2017, au cours des débats devant le Conseil des droits de l’homme des Nations unies, à Genève, plusieurs États reviennent sur les violences postélectorales d’août 2016. Mais dans les recommandations faites au Gabon, seulement deux États appellent à l’ouverture d’une enquête indépendante : le Luxembourg et les Pays-Bas. Pour conclure, comme un pied de nez à la communauté internationale, la délégation du Gabon affirme qu’« aucune violation des droits de l’homme [n’a été] perpétrée au Gabon ».
Le 8 janvier 2018, une nouvelle plainte avec constitution de partie civile pour « arrestation et détention en bande organisée, tentative d’assassinat, crime contre l’humanité » est déposée auprès du tribunal de grande instance de Paris par William Bourdon au nom d’un ressortissant de nationalité gabonaise ayant résidence en France. Le 19 janvier 2018, la division de l’information, de la documentation et des recherches de l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (Ofpra) publie un bref rapport de 7 pages sur « les violences post-électorales du 31 août au 1er septembre 2016 » qui compile de nombreuses informations publiques sur le sujet.
Une société civile livrée à elle-même
Neuf mois plus tard, le 21 septembre 2018, la procureure de la CPI, Fatou Bensouda, conclut que, compte tenu des informations disponibles, il n’y a pas de base raisonnable permettant de croire que les actes présumés commis au Gabon dans le contexte des violences postélectorales d’août 2016, par des membres de l’opposition ou par les forces de l’ordre, constituent des crimes contre l’humanité au regard des dispositions du Statut de Rome de la CPI. Il n’est pas non plus possible de déduire raisonnablement, au regard des informations disponibles, que le crime d’incitation au génocide a été commis au cours de la campagne électorale. La procureure décide donc de clore l’examen préliminaire et de ne pas poursuivre les enquêtes. Fatou Bensouda indique toutefois :
« Je tiens à insister sur le fait que cette conclusion ne saurait en aucun cas masquer la gravité des actes de violence et des violations des droits de l’homme qui semblent avoir été commis au Gabon lors de la crise post-électorale ni les conséquences qu’ils ont pu avoir sur les victimes. Les exactions présumées en cause sont du ressort des autorités nationales compétentes, même lorsqu’aucune plainte n’a été déposée. »
– Fatou Bensouda, procureure de la Cour pénale internationale.
Il y a clairement eu un déficit dans la documentation des violations des droits humains commises au Gabon lors de la crise postélectorale d’août 2016 ainsi que dans le recueil des témoignages de victimes et des preuves médico-légales. La société civile gabonaise, en grande partie politisée, a vraisemblablement fait ce qu’elle a pu, avec les moyens à sa disposition et une faible expérience dans la documentation des violations des droits humains. Ces événements n’ont pas suscité un intérêt particulier de la part des principales associations de défense des droits humains internationales, pour lesquelles le Gabon n’a jamais été un centre de préoccupations. Ainsi, la société civile gabonaise, qui a commencé à documenter les violences, s’est retrouvée livrée à elle-même, sans réelle formation ni méthode d’enquête.
À la suite de la décision du Bureau du procureur de la CPI de clore l’enquête, l’État gabonais, qui avait procédé au renvoi devant la CPI, aurait pu demander à la Chambre préliminaire, au titre de l’article 53-3-a du Statut de Rome, de réexaminer la décision de la procureure. Il ne l’a pas fait, comme si la décision lui convenait. Aucune autorité gabonaise compétente n’a également fait en sorte que la recommandation de la procureure de la CPI d’ouvrir des procédures judiciaires au Gabon soit mise en œuvre. Les autorités gabonaises avaient pourtant promis publiquement de suivre les consignes de la CPI et de les appliquer.
Une stratégie payante pour Libreville
La stratégie des autorités gabonaises consistant à utiliser la CPI pour éviter une enquête internationale approfondie des Nations unies a donc fonctionné. La CPI, dans son examen préliminaire, a simplement examiné les informations disponibles et mises à sa disposition. Elle n’a pas entrepris d’enquête sur le terrain. L’objectif des autorités gabonaises n’était pas que la CPI mène une telle enquête. Il s’agissait simplement d’utiliser cette cour pour empêcher la mise en place d’une enquête internationale au niveau du HCDH, qui aurait pu documenter sur le terrain les graves violations des droits humains commises.
Après plusieurs années de tensions diplomatiques, l’Union européenne décide, le 25 novembre 2019, de reprendre le dialogue avec le Gabon. Le 15 décembre, dans le cadre du dialogue politique, « les deux parties [évoquent] les violences post-électorales de 2016, pour convenir de l’importance d’une réparation aux victimes, en vue d’une réconciliation durable, dans le cadre des plaintes qui seraient déposées. Elles [estiment] que la plus sûre garantie contre la répétition de telles violences [réside] dans le respect rigoureux de l’État de droit ». Étant donné que les victimes et leurs familles n’ont jamais déposé de plainte au Gabon, cette déclaration commune résonne comme une capitulation de l’UE.
Depuis lors, les violences postélectorales d’août 2016 ne font plus l’objet de débat à l’international. À l’occasion du quatrième cycle de l’Examen périodique universel (EPU) du Gabon devant le Conseil des droits de l’homme, le 24 janvier 2023, le Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’homme ne mentionne ni les violences postélectorales d’août 2016 ni l’impunité de leurs auteurs et responsables. Seulement six communications venant d’ONG ont été adressées au Conseil des droits de l’homme, et leur compilation n’évoque pas non plus les événements d’août 2016. L’impunité au Gabon est actée.
Combien de personnes ont été tuées, portées disparues ou blessées durant ces violences postélectorales ? Nous ne le saurons vraisemblablement jamais… Les autorités gabonaises ont fait état de trois manifestants tués, tandis que l’opposition et une partie de la société civile qui lui était proche ont donné un bilan approximatif allant jusqu’à 300 personnes tuées. Le seul espoir réside aujourd’hui en France, où une enquête pour « arrestation et détention arbitraire en bande organisée, torture et actes de barbarie en bande organisée, tentative d’assassinat et crime contre l’humanité » est en cours au niveau de la justice à la suite des plaintes déposées par deux ressortissants franco-gabonais le 21 septembre 2016 et un ressortissant gabonais le 8 janvier 2018. Un éventuel procès en France serait avant tout un geste symbolique pour les victimes gabonaises.