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Yémen : la France complice ?

Troisième exportateur d’armes au monde en 2017, la France a comme partenaires de choix l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis qui sont engagés dans le conflit au Yémen depuis trois ans. Selon l’ACAT, ces ventes engagent moralement notre pays, mais elles sont aussi vraisemblablement illégales au regard des textes internationaux régissant le commerce des armes.
Visuel Campagne Yemen ACAT

Voilà trois ans que le Yémen, petit pays du Moyen-Orient coincé entre l’Arabie saoudite, Oman et le Golfe d’Aden, traverse la « pire crise humanitaire du monde » selon l’ONU. Trois ans de guerre dont le bilan est lourd : 19 millions de Yéménites ont aujourd’hui besoin d’une aide humanitaire, 8,4 millions sont au bord de la famine et 2 200 sont morts du choléra. Depuis que la coalition arabe menée par l’Arabie saoudite a lancé ses premières frappes contre la rébellion houthie, 8 750 personnes ont été tuées et 9 493 ont été blessées lors des attaques. Ce conflit, qui touche de nombreux civils, peut paraître lointain aux yeux de nombreux Français. Pourtant, le rôle qu’y joue l’Hexagone pourrait être plus direct qu’on ne le croit. Les exportations d’armes à l’Arabie saoudite et aux Émirats arabes unis (EAU), ainsi que les prestations de maintenance et de formation fournies par la France aux membres de la coalition militaire engagée au Yémen, participent à la prolongation du conflit et paraissent entachées d’illégalités.

Cette guerre trouve ses racines dans la contestation des rebelles houthis, de confession chiite, envers le pouvoir central yéménite accusé de marginaliser politiquement et économiquement leur région, située au Nord-Ouest du pays. Dans le contexte des printemps arabes, une contestation populaire débouche sur la chute du président de l’époque, Ali Abdallah Saleh, qui cède le pouvoir à Abd Rabbo Mansour Hadi, élu en 2012. Le pays entre alors dans une transition politique de deux ans, à l’issue de laquelle il est décidé de le transformer en une fédération de six provinces. Un découpage auquel les Houthis s’opposent vivement, réclamant une région réservée à leur minorité et un accès à la Mer rouge. Début 2015, ils s’emparent de la capitale, Sanaa. Le Président Hadi se réfugie en Arabie saoudite, à laquelle il demande d’intervenir militairement pour restituer son autorité. Le 25 mars 2015, une coalition internationale, menée par l’Arabie saoudite, est créée. Composée de plusieurs pays arabes, dont le Bahreïn, l’Égypte, la Jordanie, le Koweït et les EAU, elle engage alors un conflit sanglant qui s’étend à l’ensemble du Yémen en 2016. Depuis, toutes les tentatives de cessez-le-feu ont échoué.

Commerce opaque

De son côté, la France a conclu d’importants contrats d’armement avec les pays de la coalition depuis le début du conflit, notamment l’Arabie saoudite et les EAU. Après l’Inde, le royaume saoudien est le deuxième client de la France et les EAU, le sixième après l’Égypte. En ce qui concerne les autorisations d'exportations d'armements, en 2016, l’État français a délivré 218 licences à ses entreprises pour qu’elles négocient avec l’Arabie saoudite, pour un montant dépassant les 19 milliards d’euros. Du côté des EAU, 189 licences ont été octroyées, ce qui représentait plus de 25,6 milliards d’euros.

Bien que ces autorisations concernent un marché hautement sensible, l’opacité entourant la procédure d’octroi de ces licences par l’État empêche un véritable contrôle, qu’il soit politique (à travers, par exemple, un contrôle parlementaire) ou citoyen. Dans les faits, il est difficile de s’assurer que les autorisations d’exportation sont conformes aux critères fixés par le droit international, édicté par le Traité sur le commerce des armes (TCA) et la Position commune de l’Union européenne (UE). Il n’y a guère plus d’informations concernant les équipements effectivement livrés à l’étranger et la conformité de ces livraisons au droit international. Source officielle la plus détaillée, le rapport annuel adressé par la France au secrétariat du TCA fait sommairement état du type et du nombre d’armes livrées par l’Hexagone aux pays tiers. Mais ce compte rendu ne s’intéresse qu’à huit catégories d’armes classiques et exclut notamment les munitions, les pièces et composants, les formations ou l’assistance logistique.

Délivrées par le Premier ministre, les licences sont accordées ou refusées sur avis de la Commission interministérielle pour l’étude des exportations des matériels de guerre (CIEEMG). Composée d’un représentant du ministère des Armées, du ministre des Affaires étrangères et du ministre de l’Économie, la CIEEMG étudie notamment le risque que ces armes puissent servir à la commission de crimes de guerre et de violations graves des droits de l’homme. Mais elle se base également sur d’autres considérations qui pèsent dans la balance : l’intérêt de la France à soutenir le pays acheteur dans sa lutte contre le terrorisme et les gains financiers des possibles contrats. Une fois la licence obtenue, les entreprises françaises peuvent entamer des négociations avec l’État acheteur en vue, d’éventuellement, signer un contrat. La livraison du matériel se fait quelques mois ou quelques années plus tard.

Crimes de guerre

Cette procédure codifiée est censée respecter le TCA et la Position commune de l’UE, deux textes dont les dispositions sont contraignantes pour la France. Le TCA dispose dans son article 6 qu’un État partie doit refuser un transfert de matériel militaire notamment s’il a connaissance, lors de l’autorisation, que les armes transférées pourraient servir à commettre un génocide, des crimes contre l’humanité ou des crimes de guerre. Pour ce qui est de la Position commune de l’UE, elle détermine les critères qui doivent guider l’évaluation d’une demande d’autorisation d’exportation. Ainsi, le premier critère prévoit qu’un État est tenu de refuser « s’il existe un risque manifeste que la technologie ou les équipements militaires dont l’exportation est envisagée servent à commettre des violations graves du droit humanitaire international ».

Or, pour ce qui est des licences délivrées par l’État français après le début du conflit au Yémen, il est hautement probable qu’elles concernaient des armes et des munitions qui pourraient être utilisées – et qui le sont peut-être – pour commettre des violations graves du droit international humanitaire. Plusieurs violations du principe de distinction – qui impose le fait de distinguer les populations civiles des combattants lors des attaques – et du principe de précaution – qui implique que les attaques soient menées en veillant constamment à épargner les populations civiles – ont été recensées par l’ONU et diverses organisations internationales depuis mars 2015. Concernant les frappes aériennes menées par la coalition, le Groupe d’experts des Nations unies écrivait dans un rapport publié en janvier 2017 que « sur 8 des 10 enquêtes, le Groupe d’experts n’a trouvé aucune preuve attestant que les frappes aériennes visaient des objectifs militaires légitimes (…) il a acquis la quasi-certitude que les attaques de la coalition dérogeaient aux exigences de proportionnalité et de précaution imposées par le droit international humanitaire ».

Une complicité seulement morale ?

Si le fait de fournir des armes à des États responsables de crimes de guerre engage, a minima, la responsabilité morale et politique de la France, de sérieux doutes existent quant à la légalité des licences délivrées par l’Hexagone et des livraisons effectuées. Le peu d'informations disponibles suffit à poser cette question légitime : les licences accordées par le gouvernement français depuis le début du conflit concernaient-elles des armes susceptibles d'être utilisées pour commettre des crimes de guerre au Yémen ? Si la réponse est positive, ces licences seraient illégales au regard du droit international. La question se pose également pour les armes exportées depuis mars 2015, mais sur la base de licences délivrées avant le début des hostilités. « Les conflits peuvent évoluer. Qui pouvait imaginer la survenance de ce conflit au Yémen ? », se défendait la ministre des Armées, Florence Parly, au micro de France Inter le 9 février dernier. Sauf qu'en la matière, le TCA recommande vivement aux États exportateurs de réévaluer les autorisations délivrées à mesure que la situation évolue sur le terrain. Si le Premier ministre avait délivré des licences avant que ne commencent les hostilités, il aurait dû, pour que ces ventes restent légales, revoir ces autorisations en tenant compte de l’évolution de la situation au Yémen. Mais là encore, le manque de transparence fait qu’il est extrêmement difficile, voire impossible, de savoir si et quand cette réévaluation a été effectuée.

La France savait-elle que la coalition se rendait coupable de crimes de guerre au Yémen lorsqu’après mars 2015, elle a délivré à des entreprises françaises des licences pour négocier des contrats d’armement avec l’Arabie saoudite et les EAU ? Il serait difficile de soutenir le contraire, tant la presse internationale, les Nations unies et les ONG ont alerté sur les violations graves du droit international humanitaire commis au Yémen dès les premiers mois du conflit. Le nombre et la nature des violations semblent indiquer qu’elles n’étaient ni isolées, ni dues à de simples erreurs. Les États de la coalition manifestent plutôt un mépris systématique des règles de droit. Certes, l’utilisation d’armes françaises dans la commission de crimes de guerre par l’Arabie saoudite et les EAU n’a jamais été documentée, mais cela ne suffit pas à laver la France de tout soupçon. Au regard du TCA et de la Position commune, nul besoin de certitude sur le fait que les armes exportées puissent servir à commettre des crimes de guerre, il suffit d’une probabilité.

En accordant ces autorisations d’exportation vers l’Arabie saoudite et les EAU, l’Hexagone a, semble-t-il, choisi la solution la plus lucrative tout en favorisant ces États comme partenaires privilégiés dans la lutte antiterroriste. Sans tenir compte – ou en minimisant – les risques encourus pour les populations civiles. Une position ambivalente au regard des appels pacifistes de l’Hexagone depuis le début du conflit yéménite. « La France œuvre pour que cessent les attaques contre les populations civiles, les infrastructures vitales et leurs soins de santé, et appelle les parties au conflit à respecter leurs obligations internationales », déclarait le ministère des Affaires étrangères en septembre 2016. Vous avez dit schizophrène ?

Retrouvez cet article dans notre prochain numéro d'Humains