Analyse par Diane Fogelman, responsable Programmes et plaidoyer Asie de l'ACAT-France.
Mahinda Rajapaksa avait déjà dirigé le pays de 2005 à 2015, aux côtés de ses frères. En novembre 2019, son frère Gotabaya Rajapaksa, a été élu président du Sri Lanka et a de nouveau placé la fratrie à des postes-clés de ministères, jusqu’à leurs démissions successives entre avril et juillet 2022. Désormais, se pose la question de l’impact de ces changements sur le respect des droits humains, mis à mal par une présidence placée sous le signe de l’impunité et de la répression.
Un règne marqué par l’impunité, en défaveur de la justice transitionnelle
En 2009, à la fin du conflit sri-lankais qui a opposé l’ethnie majoritaire cinghalaise bouddhiste aux indépendantistes tamouls, Mahinda Rajapaksa et Gotabaya Rajapaksa, alors respectivement président et ministre de la Défense, ont mené l’armée sri-lankaise à la victoire contre les indépendantistes tamouls, mettant ainsi fin à près de trente ans de guerre civile. Dans cette seule période, environ 40 000 civils tamouls ont été tués, en quelques semaines. Depuis, les conditions de vie réservées aux populations tamoules et musulmanes – également victimes de la guerre – se sont détériorées. Plus particulièrement, dès son arrivée au pouvoir, Gotabaya Rajapaksa s’est engagé à renforcer la suprématie de l’ethnie cinghalaise, à l’encontre des droits des minorités. En outre, treize ans après la fin de ce conflit, aucune poursuite judiciaire n’a été entreprise contre les responsables des crimes commis durant les derniers mois de 2009 et la représentation politique de la communauté tamoule est limitée. Au même titre, Gotabaya Rajapaksa, lui-même ancien bourreau de guerre, n’a pas garanti la commémoration des victimes, allant jusqu’à mettre en place une surveillance policière accrue lors de ces cérémonies.
Le cas de Prageeth Eknaligoda, journaliste et caricaturiste qui a critiqué et dénoncé le gouvernement de Mahinda Rajapaksa au cours de son premier mandat, est emblématique de l’impunité permanente de l’État sri-lankais depuis la fin de la guerre civile. En effet, douze ans après son enlèvement, il est toujours porté disparu et sa famille demeure sans réponse. Son épouse et ses enfants, activement mobilisés pour rétablir la vérité sur sa situation, font l’objet d’harcèlement, d’intimidations et de menaces, notamment de la part des autorités. Leur cas n’est pas isolé : le Sri Lanka est l’un des pays qui comptabilise le plus grand nombre de disparitions forcées au monde, soit encore près de 65 000 personnes à ce jour, principalement lors du conflit. Et un nombre élevé de familles qui cherchent à obtenir réparation, en vain, le gouvernement ayant tardé à mettre en place des procédures d’enquête et des tribunaux spéciaux.
Le recours à un arsenal législatif abusif
Les gouvernements Rajapaksa ont eu recours à la loi de Prévention contre le terrorisme (Prevention of Terrorism ACT, PTA) pour notamment permettre des détentions arbitraires et le recours à la torture lors d’interrogatoires. Ont ainsi été ciblés des communautés minoritaires, des groupes contestataires de la société civile, ainsi que des journalistes d’opposition. Selon Reporters Sans Frontières (RSF), sous la présidence de Gotabaya Rajapaksa, la liberté de la presse a été considérablement attaquée et réduite à l’autocensure. Ainsi, la communauté internationale, particulièrement l’ONU, a régulièrement critiqué le PTA et appelé à sa réforme[1]. Le 10 février 2022, le parlement sri-lankais a présenté un amendement à cette loi, qui a été adopté malgré les vives critiques de Rapporteurs spéciaux de l’ONU, faisant valoir avant même son adoption qu’il était en deçà de leurs recommandations en matière de respect des droits de l’homme. Finalement, n’ayant pas été écoutés, ces experts ont appelé à un moratoire immédiat sur la loi PTA et à sa révision en profondeur[2].
Par ailleurs, au cours de sa présidence, Gotabaya Rajapaksa a fait réviser la Constitution, lui conférant des pouvoirs étendus, notamment un contrôle sur les commissions indépendantes chargées des droits humains et des efforts de lutte contre la corruption. Un signe clair d’une politique oppressive.
Un espoir de changements fondamentaux porté par la société civile
Début mars 2022, des manifestations ont éclaté à Colombo, la capitale, en réaction à la crise économique majeure que traverse le Sri Lanka. Celles-ci se sont peu à peu répandues, jusqu’à essaimer dans tout le pays, au-delà des différences ethniques et religieuses marquées au sein de la population, qui s’est montrée unie, une nouveauté dans un pays fracturé depuis la guerre. Ainsi, dès le 9 avril 2022, des dizaines de milliers de personnes se sont régulièrement rassemblées devant le bureau présidentiel autour du mouvement #GotaGoGama (« Gotabaya, rentre à la maison » en anglais et singhalais). Elles ont réclamé la démission du gouvernement ainsi que des enquêtes approfondies sur les allégations de corruption et de crimes politiques largement attribués au clan Rajapaksa et à ses alliés, des revendications auxquelles ils n’ont pas répondu. Le Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’homme a condamné l’absence de dialogue entre la société civile et le gouvernement, appelant à la pacification[3], en vain : les autorités sri-lankaises ont arbitrairement ordonné les arrestations de nombreux manifestants, par l’usage de la force. Pourtant, ces derniers exerçaient pacifiquement leurs droits de manifester et de s’exprimer. Des journalistes, en particulier, ont fait état des violences policières dont ils ont été victimes. Finalement, au vu de l’ampleur du mouvement de contestation, la famille Rajapaksa a démissionné.
Le 20 juillet 2022, Ranil Wickremesinga, qui a déjà été six fois premier ministre du pays, a été élu président par intérim du Sri Lanka. Il a déclaré : « nos divisions sont maintenant terminées »[4]. Cette présidence n’augure pourtant s pas le renouveau d’un dialogue entre la société civile et l’État sri-lankais, Ranil Wickremesinga étant considéré par de nombreux sri-lankais comme un allié de Gotabaya Rajapaksa. Depuis son élection, plusieurs mandats d’arrêt ont d’ailleurs été délivrés à l’encontre des figures de première ligne du mouvement #GotaGoGama, dans une volonté affichée de fermeté vis-à-vis des mouvements de protestation.
Aujourd’hui, si cette démission est une victoire, les autres combats en faveur de la justice transitionnelle et du respect des droits humains restent toutefois à mener. Ainsi, des organisations internationales réclament qu’une enquête soit diligentée contre Gotabaya Rajapaksa, actuellement en exil à Singapour, par les autorités de ce pays, concernant les crimes commis durant la guerre[5]. L’ACAT-France demeure vigilante quant à l’évolution de la situation au Sri Lanka : ce premier pas n’est qu’un début, fragile, vers la fin de l’impunité, alors que l’État sri-lankais persiste dans des pratiques répressives et arbitraires, sourd aux revendications portées par la société civile.
[1] Promoting reconciliation, accountability and human rights in Sri Lanka, Report of the Office of the United Nations High Commissioner for Human Rights, UN Doc. A/HRC/49/9.
[2] « Sri Lanka: UN experts call for swift suspension of Prevention of Terrorism Act and reform of counter-terrorism law ».
[4] Le Monde, « Le Sri Lanka a un nouveau président : Ranil Wickremesinga, qui a été six fois premier ministre, élu par le Parlement », 20 juillet 2022.
[5] People for Equality and Relief in lanka (PEARL), « Press release: Global Coalition of Tamil and Human Rights Groups Urge Singapore's Attorney General to Investigate Gotabaya Rajapaksa », 26 juillet 2022.