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Au Gabon, une répression passée sous silence

Alors qu’une crise post-électorale menaçait à nouveau d’éclater au Gabon après le scrutin du 26 août, et que l’armée a renversé Ali Bongo Ondimba, les stigmates de la précédente élection ne sont toujours pas effacés, et la justice n’est jamais passée. En instrumentalisant la CPI, le pouvoir de Libreville a gagné du temps grâce au silence complice de la communauté internationale. Retour en deux épisodes sur un crime impuni.
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Un soldat gabonais prend position alors que des soutiens du leader de l'opposition Jean Ping manifestent à Libreville le 31 août 2016 pour joindre la commission électorale. © Photo Marco Longari/AFP
Le 11 / 09 / 2023

>> Lire l'article sur Afrique XXI.

Analyse par Clément Boursin, responsable Programmes et plaidoyer Afrique de l'ACAT-France.

À l’approche du scrutin présidentiel du 27 août 2016, la tension monte dans le pays. Dans les mois qui ont précédé le vote, les autorités gabonaises ont commencé à restreindre le droit à la liberté d’expression et de manifestation de la société civile proche de l’opposition. Le 8 juillet, les autorités gabonaises lancent l’opération « Nguéné », qui met les forces de défense et de sécurité en alerte sur l’ensemble du territoire et rétablit les checkpoints dans les rues. Au cours de la même période, plusieurs militants font l’objet de violences et d’arrestations arbitraires conduisant certains d’entre eux à fuir le pays.

Le 9 juillet, des forces de l’ordre envahissent le rond-point de la Démocratie, à Libreville, juste avant que les jeunes de la Société civile libre, un mouvement proche de l’opposition, tiennent un rassemblement privé dans un lieu adjacent au rond-point. Les forces de l’ordre tirent des gaz lacrymogènes et arrêtent 26 militants, dont le président de la confédération syndicale Dynamique unitaire, Jean-Rémy Yama, et le président du Syndicat national du personnel de l’agriculture, Koumba Mba Essiane.

Une vague de répression s’abat contre les voix dissidentes : au moins sept responsables du groupe de jeunes activistes L’armée du Mapane, mouvement issu des quartiers populaires de Libreville, sont arrêtés, dont Rovelt Maye et Gaël Koumba Ayouné. Des acteurs des médias et de la culture sont également visés : le présentateur de télévision Enrique Mamboundou fait l’objet d’intimidations de la part de la police, et les rappeurs Lord Helkhaas et Marhin Pakh sont arrêtés arbitrairement. Le 23 juillet, à Libreville, les forces de l’ordre dispersent violemment un rassemblement pacifique d’opposants, tabassant notamment un caméraman de l’Agence France-Presse qui couvrait cette manifestation.

Un scrutin opaque

Le 27 août 2016, le scrutin présidentiel se déroule dans le calme. Le président en exercice, Ali Bongo Ondimba, brigue un second mandat contre le principal candidat de l’opposition, l’ancien ministre des Affaires étrangères Jean Ping. Pour la Mission d’observation électorale de l’Union européenne au Gabon (MOE), présente sur place depuis plusieurs semaines, « le calme a perduré tout au long du jour du vote, y compris lors des opérations de dépouillement, observées par de nombreux Gabonais. Dans la majorité des cas observés, les conditions du vote et la conduite du dépouillement ont été jugées satisfaisantes ».

Mais avant même la publication des résultats officiels, les deux camps revendiquent chacun de leur côté la victoire tout en s’accusant mutuellement de tentatives de fraude électorale. La tension s’accroît dangereusement. Le 31 août 2016, après plusieurs jours d’attente et de report de l’annonce des résultats provisoires, le ministre de l’Intérieur, Pacôme Moubelet Boubeya, annonce la victoire d’Ali Bongo Ondimba. D’après les résultats officiels, Bongo remporte 49,8 % des suffrages, contre 48,2 % pour Jean Ping (avec un taux de participation de 59,5 %). L’opposition conteste immédiatement ces résultats, et ses membres démissionnent de la Commission électorale nationale autonome et permanente (Cenap), après avoir dénoncé des irrégularités généralisées, tout particulièrement dans la province natale d’Ali Bongo, le Haut-Ogooué, où le président sortant aurait remporté 95,46 % des voix avec un taux de participation de 99,93 %...

Dans le Haut-Ogooué, la Mission d’observation électorale de l’UE affirme avoir « relevé un processus de consolidation particulièrement opaque et des anomalies au niveau des commissions électorales ». Son constat est sans appel : « Ces anomalies mettent en question l’intégrité du processus de consolidation des résultats et du résultat final de l’élection ».

Après l’annonce des résultats provisoires, des milliers de partisans de Jean Ping descendent dans les rues de Libreville et d’autres villes du Gabon pour dénoncer la mascarade électorale et réclamer le départ de Bongo. Rapidement, les autorités gabonaises, après avoir fait ralentir la bande passante dès le 27 août, font couper Internet afin de limiter les interactions sur les réseaux sociaux. Cette coupure durera cinq jours. Le mécontentement se transforme rapidement en émeutes urbaines.

L’assaut meurtrier sur le QG de Jean Ping

À Libreville, des manifestants pillent et incendient partiellement l’Assemblée nationale et d’autres édifices du gouvernement, ainsi que diverses résidences privées et des commerces. De violents affrontements éclatent avec les forces de l’ordre dans au moins neuf quartiers de la capitale et dans d’autres villes du pays, donnant lieu à de nombreuses arrestations. Des morts et des blessés par balles commencent à être signalés. Une mutinerie éclate à la prison centrale de Libreville. Au cours de la nuit du 31 août, un groupe d’hommes armés et masqués attaque les locaux de la Radio Télévision Nazareth (RTN), considérée comme proche de l’opposition. Une grande partie du matériel de la station est détruit, et les employés présents pour la diffusion d’une émission spéciale consacrée aux résultats électoraux sont violentés.

Un peu plus tôt le 31 août, aux environs de 21 heures, un nombre imposant de véhicules de la police et de la gendarmerie nationale se positionnent autour du QG du candidat Jean Ping, dans le quartier Charbonnages, à Libreville. Environ deux heures plus tard, des véhicules de la garde républicaine arrivent et ceux de la police et de la gendarmerie nationale partent. Deux hélicoptères de la garde républicaine commencent à survoler le QG. Aux environs de minuit, des véhicules civils arrivent sur les lieux, desquels sortent une vingtaine de personnes cagoulées, vêtues de noir et lourdement armées. Des explosions de grenades assourdissantes et lacrymogènes retentissent aux abords du QG, suivies de tirs à balles réelles contre des civils qui se trouvent à proximité du bâtiment. Les 300 à 500 personnes réunies devant le QG se réfugient en panique à l’intérieur du bâtiment (lire le rapport de l’Ofpra).

Vers 1 heure du matin, le commando donne l’assaut sur le QG : tandis qu’il avance prudemment vers l’entrée de l’immeuble, le courant est coupé et le bâtiment commence à être criblé de balles. Une heure plus tard, les portes du QG sont forcées par le commando à l’aide d’explosifs. Selon plusieurs témoignages, les assaillants font usage de leurs armes dans la cour. S’ensuit une fouille minutieuse de l’immeuble, étage par étage, jusqu’au petit matin. Aux alentours de 5 heures, une centaine de membres de la garde républicaine commencent à nettoyer les lieux. Ils prennent les documents de compilation des résultats, et, selon plusieurs victimes, retirent les balles et les cartouches utilisées durant l’assaut. Des produits détergents auraient été utilisés pour nettoyer les traces de sang, et des corps inertes auraient été évacués.

Aux alentours de 5h30, la gendarmerie nationale revient sur le site tandis que le commando et la garde républicaine repartent avec notamment deux camions dans lesquels plusieurs corps ont été jetés. Les gendarmes procèdent alors à l’arrestation des personnes présentes dans le QG.

Exécutions sommaires et disparitions forcées

Entre 20 et 30 personnes, dont certains leaders de l’opposition, indiquent avoir été détenus pendant près de deux jours sur place, tandis que les militants « lambda » sont transférés en grande partie vers les locaux de la Direction générale des recherches (DGR), situés en face de la présidence de la République, dans le camp Roux. Les prisonniers sont pour certains détenus pendant plus de dix jours. Ils font l’objet d’interrogatoires dont nombre de questions portent sur le système de collecte des résultats mis en place par l’opposition et sur ses moyens de communication.

Symbole de ces arrestations au QG de Jean Ping : l’opposant Bertrand Zibi Abeghe, arrêté aux premières heures du 1er septembre, est conduit, encagoulé, à la DGR ; vêtu d’un caleçon, il est jeté dans une cellule remplie de liquide noirâtre et d’excréments, où il croupira durant quatre jours ; il est interrogé et passé à tabac. Sous la pression de l’ambassade des États-Unis, dont il est un ressortissant, les autorités gabonaises mettront fin à sa détention au secret. Il retrouvera la liberté en septembre 2022 après avoir purgé une peine abusive. Quant à Jean Ping, il n’est pas présent au QG au moment de l’attaque. Il ne sera pas arrêté.

Le bilan officiel présenté par les autorités gabonaises fait état de 3 morts et 800 personnes arrêtées à Libreville, et 300 autres dans le reste du pays. Concernant les événements survenus au QG de Jean Ping, les autorités indiquent que l’opération avait pour but d’arrêter des criminels armés en raison de leur participation présumée à des émeutes et à divers actes de violence survenus plus tôt à Libreville. Selon l’opposition et la société civile qui lui est proche, il y aurait eu entre 100 et 300 morts lors des violences post-électorales du fait majoritairement d’un usage abusif de la force létale. Des cas d’exécutions sommaires et de disparitions forcées sont également signalés, de même que cinq fosses communes creusées dans les environs de Libreville.

Selon le Collectif des victimes de la crise post-électorale 2016 au Gabon, l’assaut sur le QG de Jean Ping aurait causé la mort de 10 à 50 personnes, et la répression de la mutinerie de la prison centrale de Libreville aurait fait 15 à 25 morts. 1 200 personnes auraient été arrêtées à travers le pays, dont plusieurs leaders de l’opposition.

La CPI sollicitée de part et d’autre

Des membres de la société civile gabonaise indiquent que des éléments des forces de l’ordre et des miliciens pro-gouvernement auraient transporté un certain nombre de cadavres dans des lieux inconnus. Ils font état de l’existence de charniers. Durant plusieurs jours, l’accès du public aux hôpitaux et aux morgues aurait été restreint, et le personnel de ces établissements aurait reçu pour consigne de ne divulguer aucune information quant au nombre de victimes et à leur identité. Le 11 septembre 2016, le collectif Tournons la Page réclame « une enquête internationale ».

Le 20 septembre 2016, l’État gabonais, par l’entremise de la ministre de la Justice et des Droits humains, Denise Mekam’ne, demande à la Cour pénale internationale (CPI) d’ouvrir une enquête et d’envoyer dans les plus brefs délais des enquêteurs au Gabon. Dans leur requête, les autorités gabonaises indiquent qu’à l’occasion de la campagne électorale, « des propos incitant à la commission du crime de génocide ont été prononcés par le candidat Jean Ping », et qu’après sa décision de se proclamer président élu le 29 août, « le Gabon a été le théâtre d’émeutes et d’exactions graves commises à l’encontre de la population civile, destinées à semer le trouble et à faire régner un climat de peur et de violence au sein du pays afin de le déstabiliser ».

Le 21 septembre, deux victimes franco-gabonaises qui se trouvaient au QG de Jean Ping à Libreville dans la nuit du 31 août déposent plainte en France pour « arrestation et détention arbitraire en bande organisée, tortures, tentative d’assassinat, crime contre l’humanité » auprès du doyen des juges d’instruction du tribunal de grande instance de Paris. L’une des victimes affirme avoir entendu durant plusieurs heures dans les étages de l’immeuble le bruit de portes violemment enfoncées, suivi de hurlements, de tirs puis du silence. À l’extérieur du bâtiment, elle a entendu des cris, des tirs, des personnes qui demandaient pardon. Lorsqu’elle est arrêtée par des personnes cagoulées et vêtues d’uniformes noirs, elle est questionnée une arme de poing sur la tempe : « Il est où votre Chinois ? » (le surnom donné à Jean Ping du fait de ses origines asiatiques). Les avocats de la victime, William Bourdon et Eric Moutet, accusent, au cours d’une conférence de presse, les autorités gabonaises de « crimes contre l’humanité » et appellent également la CPI à ouvrir une enquête.
Une enquête impossible ?

De son côté, la coalition Tournons la Page rend public un rapport préliminaire intitulé : « Les violences du pouvoir gabonais contre les populations civiles lors des manifestations post-électorales du 31 août au 2 septembre 2016 ». « Nous demandons que des mesures fortes soient prises contre le régime gabonais et que le Procureur de la Cour Pénale Internationale se saisisse urgemment du dossier Gabon qui, dans l’esprit de l’ensemble du Peuple Gabonais, constitue un crime contre l’humanité », peut-on lire en conclusion de ce document. Ainsi, rapidement, tous les regards au Gabon se tournent vers la CPI, et les deux parties en conflit ne focalisent leur attention que sur cette instance judiciaire internationale afin d’établir la vérité sur les violences postélectorales.

Le 28 septembre, l’ACAT-France s’inquiète du fait que la CPI ne puisse jamais mener cette mission à son terme. Dans un courrier adressé à la haute représentante de l’Union européenne pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, Federica Mogherini, l’ACAT-France indique :

« Selon nous, il est plausible que les graves violations des droits de l’homme commises au Gabon après le 31 août 2016 ne rentrent pas dans la compétence de la CPI. Une telle situation serait fortement préjudiciable aux victimes en attente de justice et de soutien. Cela risque de prendre beaucoup de temps, vraisemblablement des années vu le nombre important de dossiers qu’elle traite actuellement. Il est donc fort probable que le Bureau du Procureur de la CPI indique, dans un futur lointain, qu’il ne peut pas mener d’enquête sur le Gabon faute de preuves. Selon nous, il serait plus judicieux pour l’État gabonais, en quête de vérité et de justice, d’appeler à la mise en place d’une commission d’enquête au sein du Haut-commissariat aux droits de l’homme des Nations unies (HCDHNU). »

– Déclaration de l'ACAT-France, le 28 septembre 2016.

Le 29 septembre, la procureure de la CPI, Fatou Bensouda, annonce l’ouverture d’un examen préliminaire de la situation au Gabon. Le 5 octobre, dans un courrier adressé à la ministre gabonaise de la Justice et des Droits humains, Denise Mekam’ne, l’ACAT-France écrit qu’il serait « judicieux pour l’État gabonais, en quête de vérité et de justice, d’appeler en parallèle à la mise en place d’une commission d’enquête au sein du Haut-commissariat aux droits de l’homme des Nations unies afin que toute la vérité soit établie sur les violences postélectorales survenues au Gabon, de manière indépendante et impartiale, en vue de rendre un jour justice aux victimes ». L’ACAT-France ne recevra jamais aucune réponse des autorités gabonaises.

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