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Badiucao : « Tiananmen reste caché à l’ensemble de la population »

À l'origine de l'opération Tankman, Badiucao est un dessinateur d’origine chinoise qui s’arme de crayons et de pinceaux pour défendre les droits humains. Exilé en Australie et forcé de garder secrète son identité, , il a soutenu plusieurs victimes suivies par l’ACAT, dont Liu Xiaobo.
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Une performance de Badiucao, pour commémorer le massacre de Tiananmen, organisée à Adélaïde (Australie) en 2016. Crédit : Badiucao.
Le 03 / 06 / 2019

D’où vient Badiucao ?

Badiucao : Je suis né en Chine, à Shanghai dans les années 1980 – je ne peux pas révéler mon âge exact. Réalisateurs de films, mes grands-parents paternels ont été persécutés dans le cadre de la répression dite « anti-droitiste » en 1957 [une série de campagnes lancée par Mao Zedong visant à évincer des militants libéraux, la plupart des intellectuels, du Parti communiste chinois, ndlr]. Ils ont tous deux eu des problèmes à cause de leurs créations, dont plusieurs ont été jugées « mauvaises pour la société » et ils en ont payé le prix. Mon grand-père a été envoyé dans un camp de travaux forcés (similaires à ceux qui enferment les Ouïghours actuellement) et il y est mort de faim. J’ai grandi dans l’ombre de cette histoire, avec la conscience qu’être un artiste et exercer sa créativité intellectuelle pouvait être dangereux. Si ma famille ne m’avait pas transmis cette mémoire, je n’aurais jamais connu, via le système éducatif ou les médias chinois, l’histoire de cette répression. Grâce à cela, j’ai commencé à m’interroger sur la censure.

À cause de cette histoire familiale, mes parents estiment qu’il est dangereux d’être un artiste et ne m’ont jamais encouragé à l’être. C’est l’une des raisons pour lesquelles j’ai choisi de quitter la Chine, afin de poursuivre la voie qui m’intéressait tout en limitant les risques. J’ai passé plusieurs années en Australie avant d’obtenir la nationalité. J’ai été confronté aux difficultés rencontrées par les migrants partout dans le monde : la douleur de quitter son pays, se reconstruire dans un pays étranger, se confronter à la bureaucratie, la barrière de la langue, le choc culturel… Depuis, je m’intéresse à la situation des migrants et des réfugiés, aux États-Unis par exemple, où les enfants sont placés dans des cages.

Pourquoi avoir choisi de mettre l’art au service des droits humains ?

B. : Lorsque l’on s’intéresse à l’histoire de l’art, on remarque que certains types d’art sont célébrés non pour leur beauté, mais parce qu’ils s’attaquent au sujet de la condition humaine. Par exemple en peinture, lorsqu’on parle de Pablo Picasso, on pense à Guernica ou au tableau Tres de Mayo quand on cite Francisco Goya. Dans l’art contemporain, il s’agit de remettre en question ce qui a été fait auparavant, d’explorer de nouvelles possibilités. Tout ceci est lié à la liberté d’expression, aux choix que les humains font, mais aussi en opposition au conventionnel, aux anciennes autorités, ce qui se rapproche du travail des dissidents et des défenseurs des droits humains. Il existe un pont naturel entre l’art et la défense des droits fondamentaux : nous cherchons tous à élargir notre liberté.

Je viens d’une culture qui utilise l’art en tant qu’outil politique. L’art en Chine est une plateforme de propagande. Si l’on ne se bat pas en tant qu’artiste, si l’on n’utilise pas cet outil extraordinaire qu’est l’art pour aborder des problèmes sociaux, ce sont les dictateurs qui s’en chargeront. Les artistes ne doivent pas se dérober à cette responsabilité. C’est ce que l’on voit en Chine, avec la période de propagande de la Révolution culturelle.

Votre travail vous a-t-il valu des représailles ?

B. : J’ai quelques inquiétudes malgré le fait que j’aie toujours gardé mon identité secrète. J’ai déjà été victime de cyber-attaques. Des personnes prennent pour cible mon compte Twitter, me spamment, écrivent des articles diffamatoires afin de décrédibiliser mon nom en ligne. Certains blogs chinois m’ont décrit comme un pervers. Ils ont même acheté un nom de domaine sur Internet, badiucao.net, pour y recréer un faux site d’artiste rempli d’articles m’attaquant. Cela a duré un an. Ces attaques viennent toujours de Chine continentale [depuis cet entretien, sa première exposition à Hong Kong a été annulée en novembre 2018 à la suite de menaces provenant de Chine, ndlr].

En 2018, vous avez lancé la campagne Tankman  pour commémorer Tiananmen. Quelle place ces évènements tiennent dans votre œuvre ?

B. : Alors que j’étais encore à l’université en Chine, un camarade de dortoir a téléchargé illégalement une série taïwanaise à l’eau de rose. Dans le fichier piraté se trouvait The Gate of Heavenly Peace, un documentaire sur les évènements de Tiananmen [produit en 1995 par Richard Gordon et Carma Hinton, ndlr]. À l’époque, aux débuts d’Internet, c’était une manière de contourner la censure chinoise : le fichier du documentaire, très lourd, avait été placé au milieu des épisodes de la série, et n’était donc pas détectable par les censeurs. C’était la première fois que je prenais connaissance de ce qui s’était passé car je n’avais jamais entendu parler de ce massacre. Ce fut un choc. J’avais le même âge que ces étudiants victimes de la répression, morts sous les tanks. Ils étaient si passionnés, courageux, idéalistes… J’ai comparé ma vie à la leur : mes seuls soucis étaient d’étudier et de trouver un emploi correct. Je me suis senti si petit et insignifiant comparé à leurs objectifs, leur expérience. Leur fin tragique aussi. Ce fut un moment décisif pour moi. Tiananmen s’était produit seulement une quinzaine d’années auparavant et pourtant, cela restait caché à l’ensemble de la population. J’ai réalisé que la Chine n’avait pas changé et demeurait le même pays répressif.

Comment les gens en France peuvent-ils contribuer à agir pour les droits humains en Chine ?

B. : Beaucoup de gens pensent que la Chine n’est plus le pays qu’il était autrefois, que les atrocités commises au moment de la Révolution culturelle, puis du massacre de Tiananmen appartiennent au passé. Si les jeunes générations, qui ont tendance à penser que la Chine a évolué de manière positive, apprenaient qu’il est impossible d’accéder à Google, Facebook ou Instagram, ils comprendraient que la réalité est toute autre que ce que l’on essaie de leur montrer. Si vous voulez réellement savoir ce qu’est la Chine, intéressez-vous à ce qu’elle cache. Ceux qui veulent défendre les droits humains peuvent soutenir les organisations qui font campagne sur le sujet, faire des dons, utiliser les réseaux sociaux pour partager des informations indépendantes, voire en parler aux hommes politiques locaux. Tout est basé sur l’information, qui se révèle cruciale.

TIANANMEN, 30 ANS APRÈS

Le 4 juin 1989, étudiants, intellectuels et ouvriers chinois furent massacrés alors qu’ils manifestaient depuis le mois d’avril à Pékin et en particulier sur la place Tiananmen. Leurs revendications : la fin de la corruption et la mise en œuvre de réformes politiques et démocratiques. Si la répression causa un grand nombre de victimes civiles et fut suivie de nombreuses arrestations, il est encore aujourd’hui impossible de connaître le nombre exact de victimes. Cela fait 30 ans que Pékin verrouille toute information relative à cet événement.

Par Jade Dussart, responsable des programmes Asie

  Article issu du n°11 d'Humains

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