Portrait : Luaty Beirão, rappeur insoumis
Ce qui frappe en premier lieu chez Luaty Beirão, c’est qu’il ne correspond à aucune des étiquettes qu’on tente de lui apposer. Rappeur ? Malgré son sweat rouge floqué du continent africain, il dégage une douceur qui n’a rien à voir avec un clip de rap. Activiste ? Difficile d’imaginer que sous son regard rieur et son sourire, se cache la détermination bouillonnante d’un militant qui risque chaque jour sa vie. « Fils du régime » ? C’est que, en dépit de ses origines sociales aisées, Luaty se bat depuis plusieurs années contre la peur instiguée en Angola par un régime autoritaire, dont le président, José Eduardo dos Santos, est au pouvoir depuis 37 ans.
Pourtant, Henrique Luati da Silva Beirão endosse bel et bien ces trois rôles. Né le 19 novembre 1981 à Luanda, il est le fils de João Beirão, qui appartenait au parti au pouvoir, le Mouvement de libération de l’Angola (MPLA). Contre toute attente, c’est ce père qui va œuvrer au réveil politique de Luaty. « Il s’est battu pour que je pense par moi-même. Il m’a donné une bonne éducation et a créé un homme libre de penser », raconte-t-il.
Baptême du rap
De cette enfance privilégiée, nait rapidement la certitude, pour Luaty, qu’il détient une responsabilité à l’égard de la population angolaise. À l’adolescence, il prend conscience du rôle qu’il doit jouer dans la société angolaise, en tant que citoyen favorisé. « Mon positionnement par rapport aux autres a changé, surtout ceux avec qui je n’ai aucun contact : les pauvres, ceux qui vivent dans les banlieues où la criminalité perdure. » Au même moment, Luaty découvre le hip-hop. En 1994, ses cousins viennent de France pour passer leurs vacances à Luanda. Ils lui font découvrir ce genre musical très rythmé, qui fait fureur chez la jeunesse hexagonale. « Ils m’ont baptisé », précise Luaty, qui reprend les termes employés à l’époque par ses initiateurs.
Le rappeur novice se met à l’écriture de paroles, « influencées par [sa] compréhension de la société angolaise ». En 1998, il part étudier en Europe. Ces 9 ans passés à l’étranger sont, en quelque sorte, le dernier acte fondateur de son militantisme. « Ça m’a ouvert le cerveau, explique-t-il. Mon expérience en Europe a fait de moi la personne que je suis aujourd’hui. »
Kamikaze angolais
La distance n’entache pas son engagement et l’étudiant prend à plusieurs reprises le micro pour dénoncer les injustices de la société angolaise. À la fin de l’année 2003, un jeune homme est tué, en public, par la garde présidentielle. Son tort ? Avoir chanté les paroles du rappeur MCK : « On a plus d’armes que de poupées, on a plus de discothèques que de bibliothèques. »
Bouleversé par l’événement, Luaty écrit et diffuse la chanson « Kamikaze angolais », dans laquelle il critique directement le président. Il craint des représailles pour ce titre contestataire, mais son retour au pays se déroule sans heurts. « L’étape suivante était de chanter la chanson en Angola. Je l’ai fait et j’avais peur pour ma vie, mais rien ne m’est arrivé. » Dans un pays où il faut sans cesse tester les limites de la liberté d’expression, Luaty Beirão avance à petit pas, chacun étant motivé par « des moments qui ont été des virages, et qui [l’]’ont poussé à faire quelque chose de plus ».
Activiste pro-démocratie
L’autre virage, c’est celui des printemps arabes, qui ont porté en 2011 un vent d’espoir et de libération dans tout le continent africain. Luaty souhaite alors aller plus loin dans son activisme. Si sa musique est « une arme », elle n’est pas diffusée à la télévision et à la radio, qui sont pour la plupart étroitement contrôlées par le régime. Lors d’un concert le 27 février 2011, il lance un défi aux 3 000 personnes du public en leur proposant de participer à une manifestation appelant à faire tomber le régime, neuf jours plus tard. « Ce jour-là, de simple musicien, je suis devenu un rappeur activiste. »
Mais faire tomber le régime de manière pacifique et démocratique n’est pas une mince affaire dans un pays où le pouvoir est accaparé par le même parti politique depuis l’indépendance. En Angola, le MPLA met au pas toutes les voix dissidentes. Si, à l’étranger, il diffuse l’image d’un pays démocratique, où la liberté d’expression est respectée, les manifestations sont régulièrement réprimées par la violence.
Porte-parole inébranlable
« L’Angola est un pays où les gens sont soumis à une crainte de parler, d’agir ou de se plaindre. Il y a une peur massive. » Le rappeur organise, avec un groupe de jeunes, des sessions de réflexion sur la transition pacifique vers la démocratie. Le 20 juin 2015, les activistes sont arrêtés par des policiers qui les accusent de préparer un coup d’État. Après une détention préventive abusive de plusieurs mois, Luaty Beirão et ses camarades sont condamnés le 28 mars 2016. Ils retournent en prison jusqu’au 29 juin.
Le rappeur activiste et ses camarades sont soutenus par l’ACAT dès leur arrestation. Un soutien qu’il estime précieux pour attirer l’attention de la communauté internationale. En visite en Europe en janvier 2017, il ne lésine pas sur les interviews et les rencontres pour inciter les décideurs à prendre position sur « la dictature très mal masquée » qu’est l’Angola. Cette mission, Luaty s’en sent investi car il parle de nombreuses langues et qu’il sait comment fonctionne le plaidoyer à l’international. Quand on lui demande pourquoi il veut à tout prix rentrer chez lui, là où il risque sa vie, c’est encore ce devoir à l’égard des siens qu’il invoque : « Pendant longtemps, j’ai bénéficié d’un système injuste. J’ai une responsabilité vis-à-vis de mon peuple et c’est pour ça que je veux retourner en Angola. » Luaty Beirão est avant tout le porte-parole d’un peuple privé de liberté. C’est cette étiquette-là qui, finalement, lui va à la perfection.
Repères :
19 novembre 1981 : naissance de Luaty Beirão à Luanda (Angola).
1994 : Luaty Beirão découvre le rap.
1998 : il part faire ses études au Royaume-Uni, puis en France. Il passe 9 ans en Europe.
2003-2004 : il écrit la chanson « Kamikaze angolais » qui critique directement le président José Eduardo dos Santos
20 juin 2015 : arrestation lors d’une session de lecture sur l’alternance démocratique pacifique.
28 mars 2016 : Luaty Beirão et ses camarades sont condamnés à une peine de prison.
29 juin 2016 : Ils sont libérés au terme de leur peine.
16 août 2016 : la Cour suprême amnistie Luaty Beirão et ses camarades après qu’une loi soit votée à l’Assemblée nationale angolaise. Il refuse cette amnistie et réclame que la Cour suprême se prononce sur le fond en faveur de son innocence.
Arrêté le 20 juin 2015 alors qu’il participait à une session de lecture du livre De la dictature à la démocratie : un cadre conceptuel pour la libération, écrit par le politologue américain Gene Sharp, Luaty Beirão est placé en détention provisoire abusive jusqu’au 18 décembre 2015. C’est pour dénoncer le caractère abusif de sa détention que Luaty entame une grève de la faim, qui dure 36 jours et oblige les autorités à le transférer dans une clinique. Après trois mois d’assignation à résidence, les militants angolais sont condamnés le 28 mars et retournent en prison jusqu’au 29 juin 2016. Mais tous pensent qu’ils ont obtenu une première victoire lorsqu’ils découvrent à quel point leur histoire a traversé les frontières et mobilisé les sociétés civiles, obligeant la communauté internationale à s’y intéresser. En janvier 2017, Luaty Beirão venait à Paris et rencontrait les militants de l’ACAT. Quelques jours après son retour en Angola, il se faisait attaquer par des pitbulls lors d’une manifestation organisée à Luanda.