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Geoffrey Tidjani, le visage brisé d'un lycéen

À seize ans, alors qu’il participe à une manifestation, Geoffrey Tidjani est très grièvement blessé au visage par un tir de lanceur de balles de défense (flash-ball)*. En 2015, cinq ans après les faits, se déroulait le procès du policier mis en cause.
Geoffrey_Tidjani
Le 12 / 09 / 2016

5 mars 2015. La salle d’audience du tribunal correctionnel de Bobigny est pleine à craquer. Aujourd’hui commence le procès d’un policier, poursuivi pour avoir tiré avec son lanceur de balles de défense « LBD 40 » sur un lycéen de seize ans. Geoffrey Tidjani est ce lycéen. Avec ses proches, il attend ce procès depuis cinq ans.

Remontons au 14 octobre 2010. Une partie du pays est mobilisée depuis quelques semaines contre le projet de réforme des retraites. Les lycéens sont très impliqués dans ce mouvement. Ce jeudi, des lycéens bloquent l’entrée du lycée Jean-Jaurès à Montreuil. Geoffrey est là. Dans cette manifestation, il laissera une partie de lui, blessé par un lanceur de balles de défense. C’est de ce tir qu’il est question aujourd’hui au tribunal.

Une histoire, deux versions

Deux versions de l’histoire s’opposent. Une manifestation qui a dégénéré en affrontements, des « pluies de projectiles » contre les forces de l’ordre. Voilà ce qu’évoque le policier à la barre. « On avait affaire à des gens agressifs en face de nous », explique-t-il. Il affirme avoir vu Geoffrey dégrader du mobilier urbain, lancer un projectile, et s’apprêter à en lancer un deuxième. C’est alors qu’il aurait utilisé son lanceur de balles à deux reprises, au titre de la légitime défense, pour arrêter Geoffrey dans son élan. Une fois la cible atteinte et « neutralisée », le policier affirme lui avoir porté secours.

C’est cependant une tout autre histoire que nous décrit Geoffrey. Il évoque de son côté « une ambiance bon enfant, une manifestation décontractée », avant que les premiers tirs de gaz lacrymogène ne viennent tendre l’ambiance. Aux jets de lacrymo, quelques lycéens répliquent. Geoffrey, qui se trouvait à l’avant du cortège, à 20 ou 25 mètres du cordon de policiers, assure ne jamais avoir lancé un seul projectile. Il explique que, juste avant de recevoir un coup à la tête, il poussait une poubelle pour constituer un barrage devant le lycée. Puis c’est le trou noir.

Interrogeons-nous quelques secondes sur ces deux versions de l’histoire. Comment ne pas croire un policier, que l’on imagine « assermenté », face à un gamin venu manifester devant son lycée ? On se laissera alors bien volontiers aller au cliché du « jeune », qui plus est « manifestant », donc forcément violent et agressif envers la police. C’est sûr, le policier dit vrai. Et s’il a tiré, c’est parce qu’il le fallait. Le môme est blessé, c’est dommage, mais, après tout, « il l’a bien cherché ». Un non-lieu pour le policier, et une probable condamnation pour Geoffrey. Voilà à quoi aurait pu aboutir cette affaire, et l’histoire aurait pu s’arrêter là.

Sauf que voilà. Des témoins ont filmé. Deux vidéos, ça peut paraître pas grand-chose, mais, pour Geoffrey, ce sont les seules preuves qui permettent à tous de savoir qu’il dit vrai depuis le début.

La preuve par l’image

Les images sont diffusées à l’audience. Le silence se fait. Les corps frissonnent. Le malaise est présent chez les policiers venus soutenir leur collègue. La première vidéo est glaçante. Une scène au milieu d’un groupe de lycéens. Au fond, un nuage de lacrymo. Les jeunes rigolent : « Hey, on se croirait en Afghanistan. » Puis on voit un jeune homme, sweat noir à capuche, marcher vers une poubelle. Il commence à peine à déplacer la poubelle, qu’il la lâche, se plie en deux, puis fait quelques pas en titubant, visiblement sonné. Une voix s’inquiète : « Hey, il a reçu un truc à la tête ! Oh, qu’est-ce qu’il a ? » Puis c’est la panique.

La scène de la deuxième vidéo se déroule quelques minutes après. Elle est prise depuis un appartement au-dessus de la rue. On y voit quelqu’un, manifestement blessé, soutenu par deux autres personnes. L’auteur de la vidéo interpelle : « Hey, les enfants, ça va ? » En bas, c’est Geoffrey, soutenu par ses camarades. Pas par des policiers – présents sur la vidéo à quelques mètres à peine. Non, ce sont dans un premier temps des gamins qui emmènent leur copain à pied en le soutenant par les épaules à la pharmacie du coin. Un gamin qui vient de recevoir en pleine pommette une balle en caoutchouc de quatre centimètres, projetée à la vitesse d’un TGV, et dont les fabricants disent qu’elle fait « l’effet d’un uppercut de champion de boxe ».

La vérité est donc celle-ci. Un policier qui a volontairement fait usage d’une arme dangereuse sur un môme de seize ans qui ne le menaçait pas. Qui l’a très gravement blessé à la tête. Qui ne l’a pas secouru. Qui a menti une première fois pour invoquer la légitime défense de son geste, et une deuxième fois en disant qu’il avait porté secours au gamin.

Des blessures de guerre

Aux urgences, les médecins annoncent aux parents de Geoffrey que ce dernier doit être transféré, car ils ne sont pas formés aux blessures de guerre. « Fractures multiples de la face, plancher orbital effondré, hémorragie rétinienne, fractures au nez. » « Six interventions chirurgicales ont permis de réduire les handicaps ; deux autres sont à l’étude, quatre ans après le drame ; une intervention de la cataracte est prévue tous les cinq à dix ans. » Et une vie brisée.

Aux dégâts physiques et psychologiques de la blessure s’ajoute le traumatisme de la procédure judiciaire qui s’ensuivra. Cinq ans de bataille pour restaurer sa propre image de soi. Cinq ans de combat pour prouver à tous qu’il disait vrai. Cinq ans pour passer du statut de « voyou » à celui de « victime ». Voilà ce qu’a dû traverser Geoffrey.

David contre Goliath

Pierre, Nassuir, Clément, Alexandre, David, Quentin, Damien, Emmanuel, Yann, Salim, Florent… Ils sont plus de 44 à avoir été très grièvement blessés par des flash-balls et à contester les conditions dans lesquelles ce tir s’est exercé. Seule une minorité de ces affaires a abouti à des procès. Beaucoup se sont soldées par des non-lieux ou relaxes, faute pour l’enquête d’avoir pu identifier l’agent auteur du tir (sic), ou d’avoir pu établir clairement le déroulé des événements. Rares sont ceux qui ont la chance d’apporter pour preuve une vidéo.

Au bord de l’erreur judiciaire

Cinq ans après le drame, nous y sommes donc. Lors de l’audience, les paroles du procureur à l’égard du policier sont graves : « L’impression que ça donne, c’est que vous tirez dans des conditions discutables et vous semblez rédiger un procès-verbal qui vient justifier l’usage de votre arme. (…) Sans ces vidéos, nous étions peut-être au bord d’une erreur judiciaire. »

Le policier a été condamné pour violences volontaires sur mineur et pour faux et usage de faux à un an de prison avec sursis, un an d’interdiction d’exercer et deux ans d’interdiction de port d’arme. Les faits sont extrêmement graves pour une personne dépositaire de l’autorité publique, supposée représenter la loi.

Un collectif pour s’en sortir

« Il a failli vriller. Il aurait pu faire de grosses conneries », témoigne Christian, le père de Geoffrey. Soutenu par sa famille, Geoffrey s’est rapproché d’autres personnes victimes des flash-balls. Un collectif constitué en « assemblée des blessés » fait son maximum pour soutenir toute nouvelle victime de ces armes dans son parcours judiciaire. Ensemble, ils se battent pour faire interdire les flash-balls et luttent contre l’impunité policière.

 

*« Flash-ball » est une marque déposée. Par usage, le mot « flash-ball » désigne aujourd’hui, dans le vocabulaire courant, tous les types de lanceurs de balles en caoutchouc. Par souci de simplification, l’ACAT l’utilise pour désigner les Flash-Ball Superpro® et les LBD 40x46®.

Pour aller plus loin :

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