DES DIGUES QUI CEDENT
Comme la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH) l’a régulièrement rappelé ces dernières années, il est nécessaire de ne pas sacrifier les droits de l’homme au nom d’une prétendue efficacité de la lutte contre le terrorisme. Pourtant, un président de la République a accepté l’idée que l’on procède à des exécutions extrajudiciaires, sans contrôle d’un juge, ni jugement. Un ministre du gouvernement actuel a pu souhaiter que les Français partis faire le djihad restent en Syrie pour s’y faire tuer. Les armées acceptent d’utiliser des renseignements obtenus sous la torture. On peut être condamné pour l’intention de commettre une infraction, sans réaliser celle-ci, à titre préventif. On définit des incriminations floues, larges, qui permettent de poursuivre des personnes bien au-delà du seul cadre terroriste : c’est ainsi que, pendant la COP 21, des militants syndicaux ou d’ONG et des altermondialistes, ont été assignés à résidence.
Un ogre jamais rassasié
Ce n’est donc pas un hasard si, après les attentats de 2015, la possibilité de la torture d’État est davantage acceptée par plus d'un Français sur trois, comme l’a montré le sondage de l'ACAT-France à l'occasion de son rapport sur le phénomène tortionnaire dans le monde en 2016. Si les institutions acceptent que l’on détruise, que l'on nie l’humanité et la dignité d’autrui, l’opinion publique ne tarde pas à les suivre. D’autant que les changements que connaît notre société ne se sont pas produits brutalement, mais se sont opérés presque sans bruit, de manière insensible, sans susciter de nombreuses protestations, si ce n’est celles de quelques ONG de défense des droits humains. Les responsables politiques successifs ont cédé aux sirènes du populisme en répondant à ce qu’ils prétendaient être la demande du peuple. Ainsi, pas à pas, ont-ils fait sauter progressivement les verrous sans que quiconque – ou presque – ne s’aperçoive qu’ils franchissaient la ligne rouge. Les juridictions chargées de les contrôler, notamment le Conseil constitutionnel, ont même validé ces trahisons à la protection de la dignité humaine.
L’émotion, vécue dans la précipitation du moment, sans prise de recul et sans réflexion, est devenue le seul moteur de toute réforme : « Le poids du symbole et d’ "une nécessité psychologique" pour une nation endeuillée a pesé plus lourd, dans cette dictature de l’émotion qu’est devenue notre société », a souligné Delphine Boesel, présidente de l’Observatoire international des prisons (OIP). La peur est sans cesse brandie pour justifier des mesures de répression supplémentaires. Michel Tubiana, ancien président de la Ligue des droits de l’homme (LDH), disait « les parlementaires sont là pour nous représenter et non représenter nos peurs », fussent-elles légitimes.
Susciter l’émotion et attiser la peur, permettent ainsi aux autorités politiques de mettre en avant, au-dessus de tout, le besoin de sécurité de la population, permettant ainsi le développement d’une opinion publique favorable aux restrictions de liberté, acceptant les mesures de l’État d’urgence, puis l’intégration de celles-ci dans le droit commun. Sans réaliser la disproportion entre les moyens employés et les résultats en termes d’efficacité de la lutte contre le terrorisme. En 2010, l’ancien Contrôleur général des lieux privatifs de liberté, Jean-Marie Delarue, prévenait déjà : « La sécurité est un ogre jamais rassasié, qui mange trop. » Autrement dit, on a toujours de nouvelles mesures à prendre pour renforcer la sécurité, car il y a toujours un crime, un acte de terrorisme… « Or en matière de sécurité on ne revient pas très souvent sur des mesures qu’on a décidées. La sécurité n’a pas de fin, mais nos libertés, elles, ont une fin ! » Si l’on ajoute à ce tableau un discours guerrier et la complaisance à l'égard d'États pratiquant la torture, il devient aisé de comprendre ces renoncements successifs au plus haut niveau de l’État : ainsi, en 2016, un député a t-il pu proposer, sans soulever une vague d’indignations, la création d’un Guantanamo pour enfermer ceux qui seraient « fichés S ».
Désintoxication nécessaire
Ces discours politiques ont entériné l’idée, erronée, selon laquelle l’action antiterroriste se trouverait entravée par le fonctionnement ordinaire des institutions. La rhétorique martiale employée empêche de replacer le débat sur des bases rationnelles, seules aptes à fonder une politique efficace. Comme l’a montré la CNCDH, cela fait courir à la démocratie des dangers qui sont principalement de quatre ordres. En premier lieu, l’amplification des pouvoirs de l’administration fait, de façon immédiate, courir le risque d’une propagation des restrictions à l’exercice des libertés publiques allant bien au-delà du champ de la lutte antiterroriste. Pour une raison : le détournement progressif de la procédure en un instrument du maintien de l’ordre public. En deuxième lieu, en touchant presque exclusivement des personnes de confession musulmane réelle ou supposée, et en aggravant leur sentiment d’être victimes d’ostracisme, on compromet la cohésion nationale. En troisième lieu, cet État d’urgence permanent est de nature à bouleverser les rapports entre les citoyens, la loi et la puissance publique. L’action de l’administration se veut prédictive, afin de prévenir la réalisation du risque. Le juge ne décide plus. Son intervention se fait après coup, sur saisine de l’individu présumé coupable et à qui il revient d’agir pour la défense de ses droits. En quatrième lieu, la clause invoquée par le gouvernement français les 23 et 24 novembre 2015, pour déroger à certaines des obligations résultant de la Convention européenne des droits de l’homme et du Pacte international sur les droits civils et politiques, est de nature à sérieusement fragiliser la garantie collective des droits de l’homme.
Résister aux forces destructives
Il est nécessaire à cet égard de relire ce qu’écrivait Emmanuel Macron dans Révolution publié en novembre 2016, pour mesurer l’écart entre une campagne présidentielle et la politique effectivement menée une fois l’élection acquise : « Nous ne pouvons pas vivre en permanence dans un régime d’exception. Il faut donc revenir au droit commun, tel qu’il a été renforcé par le législateur et agir avec les bons instruments. Nous avons tout l’appareil législatif permettant de répondre, dans la durée, à la situation qui est la nôtre. » Et plus loin, de renchérir : « Rien ne serait pire, au contraire (sic), que d’enfermer a priori, dans le soupçon, des pans entiers de la population française, en réponse à la propagande d’une minorité et aux crimes d’un petit nombre. Là encore, nous devons nous désintoxiquer du recours permanent à la loi et de la modification incessante de notre droit criminel. »
Dans les multiples manifestations de leur émotion et de leur douleur face aux attentats terroristes, et encore tout récemment, les citoyens français ont exprimé leur volonté de voir la République plus que jamais fière de ses valeurs et de ses libertés, sans en rogner aucune. Encore faut-il s'accorder sur ce que sont ces valeurs, nos valeurs. Il est nécessaire et urgent aujourd'hui de les expliciter et de dire que le respect de la dignité de tout être humain, l'interdiction de la torture et des traitements cruels, inhumains ou dégradants, la liberté d'expression, la liberté dé circulation et la liberté de la presse ont un prix qu'il faut défendre et dont il est nécessaire d'avoir conscience. Il faut mener aussi le combat intellectuel et politique pour résister aux forces destructives de toutes nos valeurs. Un combat difficile et à long terme.
Par Sylvie Bukhari-de Pontual, présidente du CCFD-Terre solidaire, ancienne présidente de l'ACAT, puis de la FIACAT
Article issu du dossier « Démocratie : la tentation de la torture » du Humains n°05