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Au Sénégal, une loi d'amnistie qui inquiète

Adoptée en violation du droit international, une loi d’amnistie menace les droits de l’Homme au Sénégal. L’ACAT-France la dénonce. Cette loi permettrait notamment aux forces de l’ordre d’échapper aux poursuites en justice pour exercice illégal de la force. Depuis mars 2021, la répression des manifestations contre un éventuel troisième mandat du président Macky Sall a fait au moins 60 morts.
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Alpha Yéro Tounkar est mort le 9 février 2024 lors de la répression de manifestations à l’université, à Saint-Louis, au Sénégal. © Photo DR - Montage ACAT-France
Le 19 / 03 / 2024

Texte de Clément Boursin, responsable Programmes et plaidoyer Afrique de l'ACAT-France.

Après plus de huit heures de débat, le « projet de loi numéro 05/2024 portant amnistie » a été adoptée le 6 mars 2024 par l’Assemblée nationale sénégalaise. 

Pour les autorités, l’amnistie est au service de l’« apaisement du climat politique et social » et du « renforcement de la cohésion nationale »

La réalité, c’est que cette loi est particulièrement inquiétante. L’ACAT-France dénonce une loi qui menace gravement les droits de l’Homme et ne respecte pas le droit international, qui impose au Sénégal de rendre justice aux victimes.

Pour aller plus loin : qu'est-ce qu'une amnistie ?

Une amnistie est une mesure officielle. Elle consiste à « oublier » que certains faits constituent des infractions, ce qui met fin aux poursuites pénales contre leurs auteurs. Si les faits ont été condamnés, la peine est levée.

Quand l’amnistie fait le jeu de l’impunité en violation du droit international

Depuis février 2021, les autorités répriment violemment l’opposition qui conteste les ambitions du président Macky Sall de se présenter aux élections pour une troisième fois, ce qui est pourtant interdit par la Constitution.

La liberté de manifestation a été bafouée. À plusieurs reprises, les forces de l'ordre ont ouvert le feu sur des manifestants pacifiques. Au total, plus de 60 personnes ont été tuées depuis 2021. C’est une grave violation du droit international, qui exige de n’utiliser la force létale qu’en dernier recours !

« Sont amnistiés, de plein droit, tous les faits, susceptibles de revêtir la qualification d’infraction criminelle ou correctionnelle, commis entre le 1er février 2021 et le 25 février 2024 tant au Sénégal qu’à l’étranger, se rapportant à des manifestations ou ayant des motivations politiques ». 

– Article 1 de la loi d’amnistie dont l’ACAT-France a pu se procurer une copie.

Ces violations des droits de l’Homme pourraient être poursuivies en justice, car ces crimes sont punis par le droit sénégalais. Mais la loi d’amnistie qui vient d'être votée par l’Assemblée risque de bénéficier aux responsables, qui seraient automatiquement exemptés de poursuites.

En votant cette loi, le Sénégal ne respecte pas ses obligations : face à des violations graves des droits de l’Homme, le droit international exige de traduire les responsables en justice et de les punir s’ils sont reconnus coupables. 

L’ambiguïté des autorités face aux victimes de torture

Lors du débat sur l’adoption de la loi d’amnistie la ministre de la Justice a indiqué que les « cas de tortures ou de traitements dégradants […] sont bannis et exclus du champ d’application de cette loi. Des sanctions seront prononcées s’il existe des preuves les attestant ».

Les autorités promettent aussi une « procédure d’indemnisation » pour les victimes de torture.

Bonne nouvelle ou fausse mesure ? Dans la loi d’amnistie, rien ne garantit que la cause des victimes de torture pourra être entendue en justice. Les autorités font du juge le maître de l’application de la loi. Il sera « le seul habilité à décider si le fait poursuivi bénéficie ou pas d’une amnistie ». 
Avec cette loi d’amnistie, le Sénégal enfreint une nouvelle fois le droit international, qui lui impose d’enquêter sur les cas de torture.

Une loi pour protéger les forces de défense et de sécurité

Des explications contradictoires, un texte de loi qui manque de précisions… Pour l’ACAT-France, il est légitime de se poser la question : cette loi ne va-t-elle pas protéger les membres des forces de l’ordre, les responsables politiques et les civils armés qui ont participé aux diverses répressions survenues depuis mars 2021. ?

Les violations graves des droits de l’Homme au Sénégal ont commencé en mars 2021 dans un contexte de crise politique, toujours en cours. 
Ce sont d’abord des procédures judiciaires intentées à l’encontre du leader de l’opposition Ousmane Sonko, président du parti Patriotes africains du Sénégal pour le travail, l’éthique et la fraternité (PASTEF), qui permettent de l’évincer de la course présidentielle.

Les premières manifestations de soutien à Ousmane Sonko dénoncent une éventuelle troisième candidature du président Macky Sall. Elles sont sévèrement réprimées dans le sang, faisant 10 morts et des centaines de blessés (source Human Rights Watch)

En juin 2023, au moins 16 personnes sont tuées lors de nouvelles manifestations, dont deux membres des forces de l’ordre, et des dizaines d’autres personnes ont été blessées (source Human Rights Watch)

Le 3 février 2024, le président Macky Sall annonce la suspension de l’élection présidentielle. De nombreux Sénégalais manifestent les 9 et 10 février 2024 pour dénoncer une grave atteinte à la démocratie. Les forces de défense et de sécurité dispersent les rassemblements dans plusieurs villes du pays (Dakar, Mbour, Mbacké, Tivaoune, Touba, Saint-Louis et Ziguinchor) en usant de gaz lacrymogènes, de balles en caoutchouc mais également en tirant à balles réelles, provoquant la mort de 3 personnes et blessant au moins 60 autres personnes (source Human Rights Watch).

Pour aller plus loin : des victimes d’un usage illégal de la force par la police.

À Saint-Louis, Alpha Yero Tounkara, un étudiant de 22 ans, a été tué par balles le 9 février 2024 lorsque des policiers ont voulu empêcher les étudiants de l’Université Gaston Berger de se rendre dans le centre-ville depuis leur campus.

À Dakar, Modou Guèye, un marchand ambulant de 23 ans, est décédé à l'Hôpital Principal, le 10 février 2024 après qu’un gendarme a tiré sur lui à bout portant. Son dossier d’hospitalisation indique qu'il est décédé des suites de blessures provoquées par « arme à feu ».

À Ziguinchor, de violentes manifestations ont eu lieu le 10 février 2024. Les forces de police ont tiré à balles réelles pour disperser les manifestants, causant la mort de Landing Diédhiou, 16 ans, touché à la tête par un tir. Il est décédé des suites de ses blessures à l’hôpital.

Malgré le dépôt officiel d’au moins 15 plaintes de familles de victimes, et les nombreux rapports rédigés par les associations de défense des droits de l’Homme, la justice sénégalaise n’a entrepris aucune réelle enquête pour déterminer les faits et les responsabilités.

Pour l’ACAT-France, la loi d’amnistie générale adoptée le 6 mars dernier risque de promouvoir un principe d’impunité. Cette loi donne un argument de poids à la justice sénégalaise pour éviter de  poursuivre les forces de défense et de sécurité.. C’est un véritable déni de justice pour les victimes ainsi que pour leurs familles, qui attendent vérité, justice et réparations !

La réalité, c’est que cette loi est particulièrement inquiétante. L’ACAT-France dénonce une loi qui menace gravement les droits de l’Homme et ne respecte pas le droit international, qui impose au Sénégal de rendre justice aux victimes.

Pour aller plus loin : quels textes obligent le Sénégal à poursuivre les violations du droit de l’Homme ?

Le Sénégal a ratifié plusieurs traités internationaux qui imposent de poursuivre les personnes suspectées de crimes graves. Il s’agit de la Convention contre la torture, de la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples et du Statut de Rome de la Cour pénale internationale.

Nos recommandations

  • Les autorités sénégalaises doivent, conformément au droit national et international, veiller à ce que les victimes et leurs familles aient accès à la justice et à des voies de recours efficaces.
  • Les autorités judicaires sénégalaises doivent, conformément au droit national et international, ouvrir des enquêtes indépendantes et impartiales sur les violences survenues lors des manifestations au Sénégal depuis mars 2021 et veiller à ce que les responsables présumés de tirs à balles réelles ayant entraîné des décès et des blessés dans des circonstances non légales soient traduits en justice dans le cadre de procès équitables. 
  • Les autorités sénégalaises doivent modifier la législation nationale concernant l’usage des armes à feu par les agents d’application des lois afin de la rendre conforme au droit international relatif aux droits de l’homme.
Pour aller plus loin : une Maison des reporters pour documenter les violations des droits de l’Homme

Faisant le constat que les personnes tuées en manifestation n’avaient pas fait l’objet d’un traitement médiatique adéquat, un collectif de journalistes indépendants et de citoyens sénégalais a décidé de documenter la mort des 29 victimes recensées entre le 1er et le 4 juin 2023.

C’est le projet « CartograFreeSenegal ». Objectif : ne pas oublier les victimes et faire pression pour que justice leur soit rendue un jour

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