MENACES SUR LA DEMOCRATIE
Le sondage réalisé pour l’ACAT en avril 2016 l’a montré, une proportion croissante de la population française (un tiers, au lieu d’un quart dans un précédent sondage réalisé par Amnesty international en 2000) accepterait que les autorités publiques recourent à la torture dans certaines situations, notamment pour lutter contre le trafic de drogue et contre le terrorisme. Bien plus, certaines personnes interrogées s’affirment prêtes à passer à l’acte elles-mêmes.
Dès les origines de l’ACAT, la préoccupation d’un retour de la torture dans les sociétés occidentales était présente ; la guerre d’Algérie, au cours de laquelle le recours à la torture était fréquent et quasi institutionnalisé, était encore récente. La nouvelle association se donnait donc pour but, non seulement de lutter contre la torture, mais de concourir à son abolition. Quarante années plus tard, force est de reconnaître que cet objectif est encore à atteindre, peut-être même s’en est-on éloigné.
Pourquoi donc la torture pourrait-elle resurgir en France et dans d’autres démocraties ? Quels facteurs permettraient sa résurgence ? Y a-t-il des « porteurs sains » de la maladie tortionnaire dans la société ? Quelles digues cèdent, ont déjà cédé, pourraient céder dans les prochaines années ?
Le contexte général de banalisation de la violence, la peur du terrorisme, les sentiments d'insécurité divers, créent des conditions favorables à l'apparition de cette maladie. Il est facile de pointer une « culture de la violence » qui se manifeste sur nos écrans. Au cinéma, à la télévision, dans les jeux, sur Internet, les scènes de torture se banalisent en effet ; ces images nous influencent et peuvent même tenir sous emprise leur public. Facteur aggravant : dans ces fictions, la torture peut ne plus être pratiquée simplement par des malfrats, mais aussi par des « héros positifs », induisant la justification de la torture par la légitimité des buts poursuivis (obtenir un renseignement « vital », préserver des vies humaines, punir, etc.). Que l’on pense au succès de la série 24 h chrono après l’écroulement des tours jumelles de Manhattan ! A contrario, dans le sondage publié par l'ACAT, une partie de l'opinion publique considère que, dans le monde réel, ce sont essentiellement des « méchants » (terroristes, paramilitaires, mafieux, criminels) qui torturent.
Ce n’est pas un être humain que l’on torture
Torturer un être humain c’est vouloir le déshumaniser – c’est-à-dire anéantir non pas sa dignité, mais la conscience qu’il en a – en utilisant des techniques répugnantes pour n’importe quel citoyen sain d’esprit. Pour qu’une population accepte cette ignominie, il est nécessaire de la conditionner en présentant les victimes potentielles comme des anomalies sociales, des êtres au comportement hors normes, voire des ennemis du genre humain. Se met ainsi en place une pré-déshumanisation des futures victimes aux yeux de l’opinion publique. Ce conditionnement peut, le cas échéant, être facilité par des préjugés culturels bien ancrés (de type raciste, sexuel, religieux par exemple). L’ennemi, le terroriste, le bandit, le trafiquant de drogue, le déviant, l’homosexuel, l’asocial, le fou, le différent, que l’on va maltraiter, que l’on va torturer ou que l’on va anéantir systématiquement, n’est déjà plus tout à fait un être humain mais un infra-humain, un untermensch (ce mot terrible utilisé par les Nazis pour désigner les Juifs, les Slaves et les Tziganes), un animal, un chien, un raton, un cafard… Autant d’appellations stigmatisant une catégorie d’êtres que l’on est disposé à ne plus reconnaître comme pleinement humains, que l’on peut donc se dispenser de respecter en tant qu’homme/femme et que l’on peut soumettre à un traitement cruel, inhumain, dégradant, allant jusqu’à la torture.
Juste cause ?
Le critère d’expulsion de l’humanité commune peut être le simple fait de ne pas respecter des règles définies par les accords internationaux. Le statut de « combattant illégal », utilisé par les États-Unis après 2001, en est une illustration : puisqu’il ne respecte pas le droit de la guerre édicté par les Conventions de Genève, on s’arroge le droit de ne pas accorder au « combattant illégal » les protections légales dues aux prisonniers, et donc de le maltraiter, voire le torturer. Ceux des gouvernements occidentaux qui ont permis Guantanamo et ses avatars ont oublié l’interdiction absolue de la torture, en tous lieux, en tous temps, en toutes circonstances selon l’article 2.2 de la Convention contre la torture qu’ils ont pourtant signée et ratifiée. Ils ont aussi oublié qu’interdire la torture ne signifie pas renoncer à juger. Bien au contraire, nous constatons que la torture et l’isolement des prisonniers empêchent la justice : combien parmi les prisonniers de Guantanamo ont été jugés pour les crimes dont ils sont accusés ? Peut-on même les juger selon le droit, après les avoir torturés ? La prévention des risques de torture passe nécessairement par le repérage de tous ces mécanismes de pré-déshumanisation, de mise à l’écart du genre humain, dont plusieurs s’appuient sur des préjugés ancrés dans la culture ambiante. À nous ensuite de dénoncer ces mécanismes, de les traquer sans relâche et de rechercher les comportements qui les rendent possibles.
Un homme qui pratique la torture agit généralement au service d’un État, d’une idéologie, d’une religion parfois, persuadé d’œuvrer pour une juste cause ou simplement emporté par l’esprit de corps. Le bourreau peut ne plus considérer son interlocuteur comme son semblable, mais comme un « autre », intrinsèquement différent de lui : cet adversaire, ce fauteur de troubles, ce déviant, ce dissident, ce terroriste, se situe hors de l’humanité à laquelle lui-même appartient. Dès que le citoyen ordinaire se replie sur son clan, son identité raciale ou culturelle ou simplement sa zone de confort, l’autre, à la périphérie ou dans une trop grande proximité, apparaît comme une menace dont il faut, coûte que coûte, se protéger. Aujourd’hui, accepter de laisser périr en mer des migrants en détresse, accepter de voir bafouer le droit d'asile, voir sans protester un camp être démantelé, les objets et les effets des personnes jetés à la benne, leur nourriture gazée, n’est-ce pas signe d’une déshumanisation en marche ? Cet accord tacite d’un groupe croissant de nos concitoyens, ou cette indifférence, ont de quoi nous inquiéter !
« Porteurs sains »
Dans le processus de déshumanisation, le tortionnaire est lui aussi victime de cet acte violent et, au-delà, ce sont les familles des uns et des autres qui peuvent être affectées. Yolanda Gampel, psychanalyste et professeur de psychologie clinique en Israël, introduisait au cours d'un colloque au centre Primo Levi la notion de « radioactivité du traumatisme », pour illustrer les effets dévastateurs de la torture, tant spatiaux par la propagation aux entourages, que temporels par la capacité à se diffuser à travers les générations.
L'acte et ses conséquences irradient la personne qui subit comme celle qui commet, leurs entourages et finalement la société tout entière. Les personnes confrontées par l'intermédiaire d'un proche aux actes de torture peuvent être aussi des victimes. Certaines peuvent subir un traumatisme psychologique immédiat. Cela se produit quand une famille est détruite car un de ses membres arrêté, torturé, revient en n’étant plus que l'ombre de lui-même. Dans ce contexte, chez certaines personnes « irradiées », la colère, le sentiment d'injustice ou simplement la proximité d'un tortionnaire ont semé des germes de violence, se propageant tel un virus. Certes, cette contagion n’agit pas comme un déterminisme, mais nous pouvons tout de même filer la métaphore : le virus peut se révéler immédiatement ou rester dormant, voire traverser les générations.
Ainsi, une société qui laisserait commettre ou qui pratiquerait des actes de torture laisserait se développer en son sein des « porteurs sains » de plus en plus tolérants à l'usage de la violence. Cela pourrait engendrer à terme des conséquences incontrôlables pour cette même société, telle une épidémie. À ce titre, la démocratie israélienne peut nous interpeller. La Cour suprême a autorisé la torture sous le nom de « pressions physiques modérées » jusqu’en 1999 (date à laquelle cette autorisation a ensuite été limitée à de rares cas de « danger imminent »). On peut s'interroger sur les conséquences d'une telle législation : en 2006, la population d’Israël était toujours favorable pour moitié à l’usage de la torture selon un sondage de la BBC.
Abolir la torture : l‘intuition originelle de l‘ACAT
Dès 1974, l’ACAT s’est donné pour objectif, non pas seulement la lutte contre la torture, mais encore son abolition. Il fallait dire « non à la torture », mais aussi en rechercher les causes, les mécanismes et les ressorts, afin que, dans un futur espéré, la torture devienne, littéralement, impensable. Pour les fondatrices de l’ACAT, le nazisme, le stalinisme, la guerre d’Algérie n’étaient pas de l’histoire ancienne… De même qu’étaient très présentes les dictatures sud-américaines qui pratiquaient intensivement la torture. La poussée actuelle du nationalisme en Europe et en France peut légitimement nous faire craindre le retour de la « bête immonde ». Des idéologies mortifères se répandent comme traînées de poudre sur le Net, et toujours la barbarie guette l’homme, si les étroites solidarités des fratries continuent à ériger des murs, étouffant l’appel à la fraternité humaine qui fait reconnaître en l’autre son pareil, celui dont la rencontre pourrait, devrait, nous enrichir.
Au cri du psalmiste « Qu’est-ce que l’homme ? » fait écho cette citation de Térence, poète latin, esclave berbère à Rome au IIe siècle avant J.-C. : « Je suis homme, et je pense que rien de ce qui est humain ne m’est étranger. » Comme elle l’était naguère pour les signataires de la Déclaration universelle des droits de l’homme (DUDH), dont nous fêtons les 70 ans cette année, pour les membres de l’ACAT aujourd’hui, l’humanité reste un combat !
Par la Commission de réflexion sur la torture de l'ACAT
Article issu du dossier « Démocratie : la tentation de la torture » du Humains n°05