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« Dix ans sans Ibni Oumar Mahamat Saleh, victime d’un crime d’Etat tombé dans l’oubli »

Tribune dans Le Monde Afrique. Pour le responsable des programmes Afrique de l’ACAT-France, Clément Boursin, le porte-parole de l’opposition tchadienne mort en 2008 est un symbole des victimes oubliées de l’histoire politique du Tchad.
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Par Clément Boursin

 

Tribune. Il y a dix ans, le 3 février 2008, l’opposant tchadien et porte-parole de l’opposition Ibni Oumar Mahamat Saleh – président du Parti pour les libertés et le développement (PLD) – était enlevé à son domicile de N’Djamena, devant sa femme et son plus jeune fils, par des militaires de la garde présidentielle. Le même jour, deux autres opposants, Ngarledji Yorongar et Lol Mahamat Choua, étaient également enlevés par les soldats fidèles au président Idriss Déby Itno. Le régime venait de mettre un terme à la tentative de prise de pouvoir par les armes de forces rebelles tchadiennes venues du Soudan voisin et profitait du contexte pour essayer de briser l’opposition pacifique. Après une forte mobilisation internationale, les deux opposants ont recouvré la liberté. Ibni Oumar Mahamat Saleh, lui, n’est jamais réapparu. Il est vraisemblablement mort en détention, dans des circonstances qui restent indéterminées.

La promesse de Nicolas Sarkozy oubliée

Jusqu’en 2013, les autorités tchadiennes, mises ponctuellement sous pression par la communauté internationale, ont mené un simulacre d’enquête, évitant soigneusement que la vérité soit établie et connue. D’année en année, la pression de la communauté internationale a diminué jusqu’à ce que le sujet ne soit plus abordé. La justice tchadienne a prononcé un non-lieu en juillet 2013.

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La France a oublié la promesse faite par le président Nicolas Sarkozy à N’Djamena le 27 février 2008 : « La France veut la vérité et je ne céderai pas sur ce point ». L’Assemblée nationale a pourtant tenté de remobiliser les autorités françaises avec sa résolution du 25 mars 2010, demandant au gouvernement de faire pression sur N’Djamena afin que toute la lumière soit faite sur la disparition d’Ibni Oumar Mahamat Saleh. Mais le sujet était trop délicat, avec une implication possible du président tchadien dans cette affaire et peut être celle de conseillers militaires français présents auprès de Déby au moment des faits. Dans son rapport, la commission d’enquête sur les événements de février 2008, à laquelle la société civile tchadienne a participé, avait écrit en septembre 2008 : « Dans un régime avec une très forte centralisation du pouvoir, un militaire, même de haut rang, pouvait-il, sans l’assentiment du président de la République, organiser la disparition des opposants politiques ? »

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Les autorités tchadiennes ont longtemps pensé que l’affaire Ibni allait être oubliée et enterrée comme bien d’autres disparitions forcées survenues précédemment au Tchad. Or l’absence de vérité et de justice a, au contraire, poussé la famille d’Ibni – installée en France – à se mobiliser encore plus fortement au niveau international, avec l’aide de parlementaires socialistes français et d’associations de défense des droits de l’homme, dont l’ACAT-France, mobilisée dès février 2008.

Le soutien du Parti socialiste s’est dissipé

La famille d’Ibni a déposé une plainte devant le tribunal de grande instance de Paris en février 2012 pour enlèvement, séquestration, torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants. Bien que le parquet de Paris et le Ministère public aient émis un avis contraire, quatre mois plus tard, la Chambre d’instruction de la Cour d’appel de Paris décidait d’ouvrir une information judiciaire pour faits d’enlèvement et de séquestration accompagnés de tortures et d’actes de barbarie commis sur la personne de l’opposant disparu. Une première victoire, pensait-on.

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Pour appuyer la justice française dans sa quête de vérité, des sénateurs courageux proposaient, en mars 2014, la création d’une « Commission d’enquête sur l’action conduite par les représentants de la France, qu’ils appartiennent à l’armée, la police ou la diplomatie, lors des journées des 30 janvier, 1er, 2, 3 et 4 février 2008 à N’Djamena ». Mais le vent avait déjà tourné en France, notamment au sein de l’appareil politique du Parti socialiste, alors au pouvoir avec François Hollande. Avec l’appui militaire tchadien à l’intervention française au Mali, le président Idriss Déby Itno avait, dès 2013, retrouvé son fauteuil d’allié stratégique de Paris. Le soutien au « camarade » de l’Internationale socialiste porté disparu s’est dissipé. La résolution n’a donc pas été adoptée.

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Après avoir longtemps résisté aux sirènes du régime, une partie de la famille de l’opposant disparu s’est rapprochée du pouvoir tchadien, obtenant des postes importants et rémunérateurs dans des entreprises et banques publiques en 2016 et 2017. Comme on pouvait malheureusement s’y attendre, ce ralliement a rendu la famille d’Ibni moins active pour faire progresser la justice dans cette affaire. Il a fortement déstabilisé ses soutiens en France, particulièrement au sein de la diaspora tchadienne, du monde politique et de la société civile.

Aujourd’hui, dix ans après l’enlèvement de l’opposant tchadien par la garde présidentielle tchadienne, force est de constater que ce crime d’Etat est tombé dans l’oubli. La procédure judiciaire en France, dernier espoir dans cette affaire, avance très lentement depuis six ans donnant un sentiment de stagnation. Ibni Oumar Mahamat Saleh reste aujourd’hui un symbole des victimes oubliées de l’histoire politique mouvementée du Tchad.

Clément Boursin est responsable des programmes Afrique de l’ACAT-France (Action des chrétiens pour l’abolition de la torture)


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