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En Iran, l’isolement total m’a presque brisé. Depuis, j’ai visité les prisons américaines.

De retour aux USA après 26 mois de détention en Iran où il avait été accusé d’espionnage, le journaliste Shane Bauer dénonce les conditions de détention dans les prisons de haute sécurité.
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En 2009, le journaliste américain Shane Bauer, son ami Josh Fattal et sa compagne Sarah Shourd sont arrêtés à la frontière Iran-Irak et accusés d’espionnage. Sarah Shourd sera détenue en Iran pendant 13 mois et les deux hommes 26 mois, dont 4 mois en isolement total. De retour aux USA, Shane Bauer enquête sur les conditions de détention dans les prisons de sécurité maximale. Il visite celle de Pelican Bay en Californie.

Récit de Shane Bauer publié à l'origine dans Mother Jones, le 1er novembre 2012.

Je n’ai pas mis les pieds dans une cellule depuis 7 mois. Celle que je visite est conçue pour l’isolement absolu. M’y revoilà. Je respire lourdement, par intermittence comme si je manquais d’air. Cela m’arrive encore de temps en temps, particulièrement dans les espaces restreints. Cette cellule mesure 2 mètres sur 3,3. Elle est plus petite que toutes celles où j’ai vécu. On peut à peine y faire quelques pas.

Comme dans mes souvenirs, j’organise l’espace afin de rester sain d’esprit. Y a-t-il une télé à regarder, un livre à lire, un objet rond à lancer ? Les objets pitoyables de la vie de ce prisonnier me rappellent ceux qui furent tout pour moi : une pile de livres, un jeu d’échec bricolé, quelques dessins accrochés sur le mur en béton, une photo de famille, une large enveloppe pleines de lettres. Je sais que ces choses représentent tout son univers. « Et quand vous étiez à l’isolement en Iran, c’était différent ? », me demande mon guide, le lieutenant Chris Acosta. Au ton de sa voix, il est clair que pour lui une prison iranienne est un endroit pourri. Il n’a pas tout fait tort. Pendant notre détention en Iran, personne ne savait où nous étions. Nous ignorions quand et si nous allions sortir. Sans procès pendant deux ans. Et quand il a eu lieu, nous n’avons pu ni parler à un avocat  ni contester les accusations portées contre nous, dont celle d’espionnage. Les soi-disant preuves étaient « confidentielles ». Mais ce que je veux expliquer au lieutenant Acosta c’est que le pire de ce que j’ai vécu, ce n’était ni l’incertitude sur ma libération, ni même les cris des prisonniers torturés, mais bien les quatre mois que j’ai passé à l’isolement total. Que me répondrait-il si je lui disais que le contact humain me manquait au point de me réveiller tous les matins en espérant être interrogé ? Me croirait-il s’il savait qu’une fois j’ai même souhaité me retrouver assis les yeux bandés dans une pièce insonorisée pour y être questionné, simplement pour parler à quelqu’un ?

Je veux pourtant répondre à sa question, même si mon expérience est éloignée de celle des hommes qui vivent à la prison californienne de Pelican Bay. Mais comment le lui dire ? Comment faire des comparaisons quand la différence entre la stabilité d’une personne et la folie d’une autre réside dans d’infimes détails ? Dois-je dire que j’avais un matelas, quand ils n’ont que de minces morceaux de mousse ? Que la cellule en béton, mais à l’air libre, où je faisais mes exercices avait deux fois la taille du « dog run » de Pelican Bay, qui doit mesurer environ 5 mètres sur 8 ? Que j’ai eu droit à 15 minutes de téléphone en 26 mois alors qu’ils n’ont rien ? Que je ne pouvais pas écrire de lettres, alors qu’ils en ont le droit ? Qu’on pouvait seulement parler en secret aux prisonniers les plus proches, tandis qu’ils peuvent hurler pour communiquer entre eux sans être punis ? Que contrairement à moi, ceux qui vivent ici doivent chier en pouvant être vus par les gardiens ?

« Il y avait une fenêtre », ai-je répondu.

J’essaie de préciser : « Il y avait de la lumière qui entrait, qui traversait la cellule, je pouvais deviner l’heure ». Sans cette fenêtre, je n’aurais pu entendre les corbeaux, sentir un peu de vent ou les gouttes de pluie que je laissais parfois laver mon visage pendant la nuit. Mon monde aurait été totalement réduit à ma boite de béton, à regarder les vagues de l’océan miniature que je créais en secouant une bouteille, à m’émerveiller sur les fourmis, à faire des calculs à partir des grosses marques sur le mur, à me parler tout seul sans même m’en rendre compte. Pendant des heures, des jours, je fixais sur le mur la marque des rayons de soleil qui traversait les barreaux de ma fenêtre. Quand, après cinq semaines, mes genoux se sont dérobés, que je suis tombé sur le sol totalement cassé, pleurant et me balançant au rythme des battements de mon coeur, c’est cette tache de soleil qui m’a relevé. Sa progression lente me rappelait que le monde continuait de tourner et que le temps était autre chose que la flaque stagnante dans laquelle se vidait ma vie.

Ici, il n’y a pas de fenêtres.

Acosta, le lieutenant responsable des relations publiques me fait visiter la Security Housing Unit (SHU, quartier de haute sécurité). Les prisonniers considérés comme une menace à la sécurité de l’une des 33 prisons californiennes sont expédiés dans l’un des cinq SHU de l’État. Ils abritent environ 4 000 personnes en isolement carcéral de longue durée. Au SHU de Pelican Bay, 94 % des détenus sont seuls dans leur cellule. Mais au niveau national, à cause de la surpopulation, environ 32 % des cellules des SHU sont occupées par deux personnes alors qu’elles sont bien trop petites pour une seule. La cellule où je me tiens est l’une des huit que comporte un bloc. Chaque bloc est une grande salle bétonnée avec les cellules d’un coté et une seule sortie qui donne dans la salle de contrôle. Un gardien nous surveille à travers les barreaux d’une grille, un fusil à la main. Il peut facilement ouvrir le feu dans l’un des huit blocs autour de lui. Il communique avec les prisonniers par haut-parleur et télécommande l’ouverture des portes en acier de leurs cellules. C’est ainsi qu’ils sortent pour aller dans le « dog run », où ils font quelques exercices une heure par jour, tout seuls. Les repas se prennent en cellule. Cellule d’un quartier de haute sécurité, prison de pelican bay, Californie. Si jamais il leur faut quitter le bloc, ils doivent se mettre nu, passer les mains par le passe plat afin d’être menottés et attendre que la porte s’ouvre. Leurs menottes sont alors reliées à une chaine fixée autour de leur taille. J’ai demandé à m’entretenir avec l’un des prisonniers avec lesquels je corresponds. En vain. Quand j’ai voulu savoir pourquoi, la réponse d’Acosta a claqué : « Parce que tu ne peux pas »

Appartenir à un gang de prisonnier, même si vous n'avez rien fait d’illégal, est la plus sûre façon de vous retrouver à l’isolement dans la Security Housing Unit (SHU, quartier de haute sécurité) de la prison « super max » de Pelican Bay, Californie. Pour David Barneburg, responsable de la question des gangs à Pelican Bay, il ne s’agit que d’isoler les prisonniers les plus dangereux et c’est la seule façon d’éviter que les prisons soient envahies par les conflits raciaux, les agressions à l’arme blanche et les meurtres.
L’État Californien exige trois preuves pour qu’un détenu soit considéré comme appartenant à la Fraternité Aryenne, à la Famille de la Guérilla Noire (FGN), au Syndicat des Texans, à la Mafia Mexicaine, etc. Trois preuves furent retenues contre Dietrich Pennington : possession d’un article d’un journal destiné aux Afro-Américains et autorisé dans les prisons de Californie. Dans cet article, un membre de la FGN accusait les gardiens de racisme pour lui avoir confisqué des livres dont il donnait la liste, prouvant ainsi sa volonté d’indiquer aux autres membres de la Famille quels livres ils devaient étudier. Deuxième preuve : possession d’une tasse ornée d’un dragon, image considérée comme un « symbole identifié » de la Famille. Troisième et dernière preuve : possession d’un carnet avec des détails sur l’histoire des Noirs et des citations de Malcolm X. Pennington s’y plaignait aussi de l’oppression qu’il subissait, mais sans jamais faire référence ni aux gangs ni à une quelconque activité illégale. Dietrich Pennington passera plus de quatre ans en SHU.
Les preuves d’appartenance à un gang sont multiples : possession de livres comme Le Prince de Machiavel ou L’Art de la Guerre de Sun Tzu ; possession d’une carte de Noël avec des étoiles censées imiter le signe d’un gang ; avoir cosigné un recueil de poèmes avec un membre reconnu des FGN ; figurer sur une photo en compagnie de prisonniers convaincus d’appartenance à un gang. Dans un manuel à l’usage des enquêteurs, il est recommandé de considérer comme suspect l’usage des mots espagnols tío, hermano ou señor (oncle, frère, monsieur). Bien entendu, il suffit aussi d’avoir une tête qui ne revient pas aux gardiens.

Quand David Barneburg affirme qu’il y a moins de violence grâce aux SHU, il se trompe. Le taux de violence dans les prisons californiennes est environ 20 % plus élevé aujourd’hui qu’à l’ouverture de Pelican Bay en 1989. L’augmentation, bien réelle, de la violence en prison a de multiples causes : la surpopulation, l’influence des gangs et les conditions générales de détention. Mais il est impossible de savoir quel est l’impact des SHU sur l’évolution de la violence. La seule chose avérée, c’est que dans les États qui en ont réduit l’usage – le Colorado, le Maine, le Mississippi – la violence n’a pas augmenté. Au milieu des années 2000, le pénitencier de Parchman (Mississippi) a diminué de 75 % le nombre des détenus à l’isolement. La violence y a baissé de 50 %. Les autorités californiennes affirment que chez eux la question des gangs est pire qu’ailleurs, mais il n’existe aucune donnée à l’appui de cette affirmation. David Barneburg prétend que sans les SHU, ils ne pourraient empêcher les chefs de gang de diriger la prison. Mais il ne dit pas qu’en réalité seul un très petit nombre de ceux qui y sont enfermés sont considérés comme des leaders. Pire, seuls 22 % d’entre eux sont réellement membres d’un gang. Tous les autres sont juste considérés comme y étant « associés ». Mais, comme en témoigne Daniel Vasquez, un ancien prisonnier : « dans l’ambiance de violence et de ségrégation raciale qui prévaut dans la prison, il est quasiment impossible de ne pas être proche des gangs, ne serait-ce que pour bénéficier d’une protection. Et ce, même si vous ne faites rien de répréhensible. »

La décision d’envoyer un homme à l’isolement pour une durée indéterminée se prend au cours d’audiences internes à la prison. Elles ne durent pas plus de 20 minutes. Tout le processus de décision, du début de l’enquête jusqu’à la sentence, se passe sans contrôle judiciaire. Face au détenu, il n’y a qu’une seule personne, le responsable de la question des gangs, David Barneburg. Il fait office de juge, de jury et d’accusateur. Après l’audience, il fait valider sa décision à Sacramento. Les chances qu’elle ne soit pas approuvée sont ridiculement faibles : sur les 6 300 décisions prises de 2009 à 2012, seules 25 ont été rejetées. Pour David Fathi, le directeur d’une ONG qui travaille sur les prisons : « c’est un système complètement étranger à notre système légal. L’administration pénitentiaire détient un pouvoir absolu. C’est la porte ouverte à tous les abus. »
Les autorités plaident l’existence de procédures d’appel, sans pouvoir citer un seul exemple d’un appel ayant entraîné la modification d’une décision de mise à l’isolement. En 15 ans, aucune des décisions de David Barneburg n’a été annulée. « C’est parce que nous faisons du très bon boulot », explique-t-il. Quant à l’ultime recours possible devant un tribunal, il est tout aussi dérisoire. Incapables de s’offrir les services d’un avocat, la plupart des détenus se défendent seuls. Ils affrontent un juge qui ne s’occupe que d’une chose : savoir s’il existe une preuve de leur appartenance à un gang. Pour ce qui est de la validité de cette preuve, ils laissent ça aux autorités de la prison.

Dans les SHU de Pelican Bay, les prisonniers ne peuvent ni travailler, ni bénéficier d’un programme de désintoxication, ni assister à un office religieux. Ils n’ont pas le droit de téléphoner (sauf en cas d’urgence) ou d’avoir des visites. Pas d’horloges, d’albums photos, d’aliments contenant du sucre (comme le ketchup), pas de cartes ni de jeux d’échecs. Ce n’est qu’au bout d’une grève de la faim de trois semaines en 2011 qu’ils ont obtenu le droit d’avoir des calendriers et des ballons pour jouer dans les cours de promenade (dog run) en béton. Pour le gardien Greg Lewis, « il ne s’agit pas de les punir, mais de leur assurer un environnement sain ».

Paul Bocanegra a passé 12 ans en isolement absolu. Il a choisi l’une des seules façons d’en sortir : accuser un autre prisonnier d’appartenir à un gang. Depuis, il est confiné dans une aile de la prison réservée à ceux qui seraient considérés comme des traîtres par leurs anciens codétenus. À la question de savoir si l’enfermement en SHU est une punition cruelle, il rigole : « c’est fait pour vous briser. Vous devez choisir entre crever là-dedans ou changer d’endroit. Quitter le SHU pour une unité où vous pouvez sortir de cellule sans être entravé et faire de l’exercice dans une cour au soleil avec quelques copains, c’est comme si vous étiez libre. Quand je suis sorti du SHU, j’ai vu mon premier arbre en 12 ans. »

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